Date de publication : 31 mai 2016

Du fait de l’apparition de taux d’intérêts très bas, voire même désormais négatifs, le changement de paradigme de l’épargne est aujourd’hui radical : c’est le créancier qui doit dorénavant rémunérer son débiteur et non plus l’inverse! Mais ce revirement financier et éthique est-il voué à durer, et comment les agents économiques sont-ils susceptibles de s’y adapter? Il est indispensable de répondre à ces interrogations afin de pouvoir encore constituer des portefeuilles diversifiés de long terme pertinents.

“Il faut oser d’abord, doser ensuite.” (Karin Viard)

La crise des «subprimes» a été le révélateur de vulnérabilités structurelles de nos économies, mais elle a surtout eu pour conséquence d’imposer que de nombreuses initiatives soient prises dans l’urgence, sans avoir le temps d’en anticiper les nuisances potentielles dans la durée. Ainsi, afin de contenir une crise économique et financière dévastatrice (cf. faillite de Lehman Brothers), les responsables politiques ont dû mettre en œuvre des soutiens budgétaires en tous points extraordinaires. Mais c’est alors le surendettement des Etats qui est devenu à son tour problématique.
Afin de soulager la charge de la dette des Etats et de contribuer à relancer nos économies, les Banques centrales ont abaissé fortement leurs taux directeurs. Mais la reprise économique demeurant trop modeste et le recul des prix des biens et des services devenant inquiétant (cf. risque de déflation), il a fallu avoir recours à des politiques monétaires hétérodoxes. En effet, si les prix sont perçus comme devant baisser dans l’avenir, mieux vaut alors reporter ses dépenses, décision qui a donc un effet dépressif sur la croissance économique à court terme. De ce fait, les principales Banques centrales ont décidé de procéder à des achats systématiques d’obligations émises par les Etats (i.e. les «quantitative easings») puis, en ultime recours, elles ont imposé des taux d’intérêts négatifs.
Prêter de l’argent n’est plus récompensé mais est désormais sanctionné Traditionnellement, une Banque centrale rémunère par un taux d’intérêt positif les dépôts de capitaux que les banques commerciales lui confient. Désormais, dans de nombreux pays, ce taux d’intérêt est négatif et la banque commerciale doit donc payer pour avoir le «privilège» d’effectuer des dépôts auprès de la Banque centrale, celle-ci étant le seul organisme apportant des garanties de sécurité et de liquidité parfaites. Cette «sanction» financière vise à décourager l’existence de capitaux stériles et à inciter les banques à octroyer des crédits à l’économie réelle, de façon à relancer l’investissement. En effet, l’actuelle fragilité de la reprise économique mondiale s’explique en grande partie par la faiblesse persistante de l’investissement, celui-ci étant par exemple toujours inférieur de 20% à son niveau d’avant-crise en Europe. Mais mettre en place des conditions financières propices à l’investissement n’est pas suffisant, le «désir» d’investir en est le prérequis indispensable.
Alors même qu’ils sont les premiers bénéficiaires des taux d’intérêts négatifs (cf. effondrement du coût des emprunts souverains), les Etats sont réticents à engager de nouveaux projets de long terme car leur endettement reste très élevé. Réduire les dépenses demeure donc une obsession pour la plupart des gouvernements, d’où la déprime persistante des achats publics de biens et services. Les entreprises privées souffrent donc de la langueur de la dépense publique, mais ne peuvent pas pour autant trouver de réconfort significatif dans la consommation des ménages. En effet, le fort niveau du chômage et l’intensité de la compétition internationale pèsent sur des salaires qui ne bénéficient même plus des effets de l’indexation sur l’inflation, celle-ci étant anémiée. Qui plus est, afin de préserver la compétitivité internationale de leurs entreprises, les Etats ont préféré faire peser les rehaussements de fiscalité en priorité sur les ménages, ce qui a eu pour conséquence d’asphyxier leur consommation et de les inciter à constituer une épargne de précaution lorsque cela était possible. La dynamique des débouchés est donc actuellement très peu mobilisatrice pour les entreprises. En l’absence de rupture technologique majeure, les initiatives d’investissements sont donc cantonnées à la préservation de leur compétitivité. Les Etats, les ménages et, en fin de compte, les entreprises n’ont donc qu’un faible «désir» d’investir, et le principe de précaution l’emporte généralement pour chacun de ces agents économiques, quitte à accepter de n’être même plus rémunéré pour cette épargne.
Si les diverses initiatives des Banques centrales ont permis de gagner du temps et d’éviter un désastre économique et financier, elles sont désormais confrontées à une impasse. En dépit d’injections monétaires phénoménales, l’inflation peine toujours à ressusciter et ce, alors même que la probabilité d’un nouveau tassement économique se fait plus pressante, la reprise américaine ayant débuté il y a déjà sept années de cela, en 2009. La question de l’efficience des politiques monétaires hétérodoxes, mais aussi de la crédibilité des Banques centrales, est donc posée!
Afin d’apaiser leurs détracteurs mais sans toutefois se déjuger, la Banque du Japon (BoJ) et la Banque Centrale Européenne (BCE) ont décidé de maintenir des taux d’intérêts négatifs, mais elles ont toutefois consenti à suspendre leurs initiatives additionnelles afin de prendre du recul quant aux conséquences de ces mesures. En réalité, il leur est certainement impossible de remettre en cause des décisions aussi récentes alors même que les marchés financiers donnent des signes intermittents de fragilité (cf. atermoiements de la Banque centrale américaine pour le relèvement de ses taux directeurs). Les taux d’intérêts négatifs sont donc sans doute amenés à persister durablement, et il convient donc de s’y adapter.

“Ceux qui manquent d’argent quand ils viennent en emprunter, en manqueront quand il faudra rembourser.” (Oliver Goldsmith)

Des taux d’intérêts très bas, voire négatifs, compromettent le modèle économique et la rentabilité des banques commerciales. En effet, une banque ne consent à accorder un prêt financier que si les intérêts qu’elle touche lui permettent de faire face à l’ensemble de ses frais généraux et de dégager une rentabilité suffisante par rapport aux capitaux qu’elle doit immobiliser pour cette opération. Par ailleurs, l’établissement bancaire doit être confiant quant à la capacité de remboursement de son débiteur durant toute la durée du prêt. Mais la langueur économique actuelle rend plus aléatoire le paiement régulier de leurs échéances financières par les emprunteurs (cf. risque de chômage pour les ménages ou de faillite pour certaines entreprises). De plus, la faiblesse des taux d’intérêts étouffe les marges bénéficiaires des banques. Parce que les risques d’incidents de paiements sont significatifs et que ces aléas ne sont pas contrebalancés par une rentabilité satisfaisante, les banques sont donc réticentes à accorder de nouveaux prêts susceptibles de dégrader la qualité de solvabilité de leurs portefeuilles de clients.
Frénésie de restructuration de dettes due aux banques centrales Les candidats à de nouveaux crédits font donc l’objet d’une analyse de «scoring» particulièrement rigoureuse, ce qui tend à entretenir, voire à accentuer, certaines distorsions sociales (cf. analyses de Thomas Piketty). L’accès au crédit est donc en partie rationné par les exigences accrues de solvabilité imposées par les banques. C’est pourquoi, de peur d’essuyer un refus, ce sont fréquemment les ménages et les entreprises eux-mêmes qui renoncent à solliciter leurs banquiers. En revanche, à des fins commerciales, et bien que cela dégrade leur profitabilité, les banques consentent toutefois à reconsidérer les conditions de crédits de leurs clients : baisse des taux d’intérêts afin d’alléger les remboursements pour certains, les autres privilégiant une modification de l’échéancier de leurs remboursements. Alors que les ménages profitent principalement de cette opportunité pour améliorer les modalités de leurs emprunts immobiliers, les entreprises cherchent pour leur part à amplifier les lignes de crédits bancaires qui leurs sont consenties. Par ailleurs, afin d’optimiser leurs trésoreries, certaines sociétés profitent de la faiblesse actuelle des taux d’intérêts pour emprunter à faible coût et utilisent ces capitaux pour rembourser par anticipation certaines dettes plus onéreuses contractées auparavant.
Mais, plus encore que les ménages et les entreprises, ce sont avant tout les Etats qui bénéficient de ces conditions financières historiquement favorables. En effet, parce que leur solvabilité est réputée être excellente (cf. capacité à lever l’impôt), le contexte économique et financier incertain encourage les épargnants à privilégier ce type de signature afin de sécuriser une part des capitaux qu’ils investissent. Par ailleurs, divers impératifs opérationnels ou contraintes réglementaires incitent les établissements bancaires et les assureurs à accumuler les émissions souveraines dans leurs bilans. Enfin, les achats d’obligations souveraines réalisés par certaines Banques centrales (cf. «quantitative easings») achèvent de déformer l’équilibre naturel de marché en faveur de cette classe d’actifs. C’est ainsi que certains Etats parviennent à émettre aujourd’hui des obligations avec des taux d’intérêts négatifs, ce qui leur assure de rembourser moins de capitaux qu’ils n’en empruntent. La tentation est alors forte d’allonger significativement les maturités des emprunts émis, et d’étaler ainsi dans le temps les réformes structurelles qu’il convient de réaliser. Mais, sauf à s’astreindre à restaurer l’équilibre budgétaire, ce qui n’est le cas que pour très peu de pays (cf. Allemagne), il s’agit alors d’une fuite en avant financière qui pèsera plus particulièrement sur les générations futures. Les taux d’intérêts négatifs altèrent donc insidieusement les relations épargne-investissement intergénérationnelles. Il est par ailleurs particulièrement regrettable que les Etats renoncent à l’opportunité exceptionnelle qui leur est offerte aujourd’hui de mettre en œuvre d’importants plans d’investissements qui conforteraient la croissance économique potentielle de long terme. Hélas, étant encore souvent très endettés (cf. dette/PIB), les Etats se soumettent aux urgences de court terme plutôt que de se projeter sur le long terme ainsi que les Banques centrales et de nombreux économistes les y encouragent.

“Quand c’est le citoyen qui est victime de la banque, le hold-up n’est pas poursuivi par la loi.” (Philippe Geluck)

Si des taux négatifs soulagent les agents économiques endettés et contribuent à soutenir un peu la croissance économique, cette initiative des Banques centrales dégrade en revanche les ressources financières des créanciers et déstabilise la réalisation de leurs projets d’épargne. En effet, traditionnellement, le rendement final d’un portefeuille reposait largement sur la rente prodiguée par les obligations détenues et sur le cumul des intérêts alors perçus. Mais si les intérêts deviennent nuls ou négatifs, le capital est au mieux protégé, mais il ne fructifie plus. C’est pourquoi, tout particulier qui épargne pour un projet immobilier, pour sa retraite,… doit aujourd’hui s’imposer de remettre à plat radicalement la structure de ses investissements afin de rendre encore accessibles ces objectifs. Cette problématique est encore plus flagrante en France puisque, selon une étude de BlackRock, si 87% des français épargnent, ce qui est le taux le plus élevé d’Europe, 55% de ces capitaux restent en liquidités. En conséquence, un solde de seulement 33% de ces capitaux est finalement investi et peut alors contribuer activement au succès de ces projets de long terme.
L’épargne sécurisée traditionnelle ne rapportera bientôt plus rien Cette remise en cause des projets d’épargne est tout particulièrement délicate à gérer pour les assureurs. En effet, leur modèle économique repose sur la transformation de primes d’assurances qui, après un processus de thésaurisation, permettent d’assurer le versement au client d’une rente ou d’un capital dans le futur. Mais la réalisation de ces engagements contractuels n’est viable qu’avec des taux d’intérêts positifs et grâce au patrimoine qu’ils permettent de constituer graduellement dans la durée. Dès lors que l’assureur s’est engagé sur un échéancier précis, il doit alors impérativement trouver des actifs financiers dont les rendements contrebalancent ceux qui sont désormais perdus. Pour ce faire, il peut se porter acquéreur d’obligations ayant des échéances plus longues puisque, plus l’échéance est longue, plus le rendement est élevé. Mais l’assureur n’est alors plus certain de pouvoir réconcilier la maturité de son portefeuille obligataire en fonction de l’échéancier de ses engagements auprès de la clientèle (i.e. rendre compatibles l’actif et le passif de son bilan). Une solution alternative consiste alors à dégrader la qualité des émetteurs tolérés (i.e. admettre du «High Yield» par exemple) au sein d’une fraction des portefeuilles, au risque de s’exposer alors à des incidents de paiements sur certaines obligations. En dernier recours, d’autres classes d’actifs plus versatiles (actions, matières premières,…), ou bien des actifs tangibles dont la liquidité est nettement moindre (immobilier, infrastructures, forêts, marché de l’art,…), peuvent compléter l’inventaire des possibles.
Tant que les portefeuilles des assureurs resteront majoritairement constitués d’obligations émises par le passé et bénéficiant donc de taux d’intérêts positifs, ces portefeuilles resteront attrayants. En effet, ce qui est rare est cher, ce qui signifie que les émissions actuelles donnent paradoxalement encore plus de valeur aux anciennes obligations détenues par les assureurs. Toutefois, le temps s’écoulant, il faudra remplacer progressivement ces obligations arrivées à maturité par de nouvelles obligations ne rapportant plus rien. Si l’actuelle situation de taux négatifs devait durer, le rendement des portefeuilles obligataires des assureurs serait alors voué à se détériorer graduellement, certains produits d’épargne perdant progressivement leur attrait résiduel. Les Banques centrales sont donc particulièrement vigilantes quant aux sorties de capitaux dont certains produits financiers peuvent faire l’objet afin d’éviter toute crise de liquidité, voire de solvabilité (cf. étude de Moody’s: European Insurers face Credit-negative QE program, janvier 2015).

“Il ne peut y avoir de révolution que là où il y a conscience.” (Jean Jaurès)

L’épargne est donc révolutionnée par l’existence de taux d’intérêts négatifs puisqu’ils affectent fondamentalement les trois paramètres majeurs d’un portefeuille: son rendement, son risque et enfin sa liquidité! C’est pourquoi il convient de réaménager radicalement la gestion de son patrimoine financier, ceci afin de rendre encore possible l’atteinte de son projet final. Désormais, l’investisseur devra épargner plus, plus longtemps, ou bien enfin accepter de prendre davantage de risques afin de compenser le manque à gagner de taux d’intérêts qui baissent. D’autre part, plus encore qu’auparavant, les frais directs et indirects qu’il supporte devront être comprimés afin de ne pas asphyxier des rendements de long terme déjà particulièrement contraints. Enfin, la diversification des actifs devra être bien plus exhaustive qu’auparavant, afin de pouvoir bénéficier de sources de performances alternatives et traditionnellement difficiles d’accès. Mais cette diversification des actifs impliquera une gestion des risques plus exigeante que par le passé, dans la mesure où des actifs plus versatiles ou moins familiers seront alors détenus.

L’étau négatif des taux négatifs

Vincent Lequertier
Vincent Lequertier

Vincent Lequertier a 25 ans d’expérience en gestion d’actifs. Après une carrière à la banque d’Orsay, il est successivement directeur adjoint actions puis directeur actions. Spécialiste de la gestion allocataire, il devient en Août 2015, le responsable de la gestion allocataire chez WeSave.fr.

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