Des pleurs, des sourires, des rebondissements inattendus … le spectacle offert depuis plusieurs mois par les marchés financiers pourrait prétendre au prix de la meilleure mise en scène à Cannes. Mais un «happy end» conclura-t-il cette saga? Par le biais de quelques zooms économiques et financiers, essayons de nous faire une meilleure idée du scénario à venir et de ses possibles incidences boursières
La méprise – 1973
«La faiblesse actuelle de la croissance économique est-elle conjoncturelle ou structurelle? Dans le premier cas, il convient d’acheter les actifs volatils qui profiteraient d’une prochaine reprise économique, alors que dans l’autre il faut au contraire privilégier les allocations défensives.»
Cela n’aura été qu’une simple méprise? Après une correction d’une extrême brutalité jusqu’à la mi-février, les marchés financiers semblent retrouver un peu de sérénité, voire un certain appétit pour le risque. Ainsi, les matières premières, les actions, et même les marchés émergents retrouvent les faveurs des investisseurs. Pourtant, dans le même temps, les grands instituts de prévision ont révisé à la baisse leurs perspectives de croissance pour cette année (consensus désormais à +3% pour le monde, +1.8% pour les pays développés et +4.3% pour les émergents). Cet apparent paradoxe s’explique principalement par les soutiens passifs ou actifs des banques centrales début mars. La Réserve Fédérale américaine (FED) a en effet décidé d’ajourner le durcissement additionnel de sa politique monétaire. Pour sa part, la Banque Centrale Européenne (BCE) a annoncé d’importantes injections monétaires directes (cf. achats d’obligations d’entreprises) ou indirectes (cf. bonification des crédits accordés par les banques).
Mais, passée cette phase d’apaisement boursier, les investisseurs sont confrontés aujourd’hui à un véritable dilemme: la faiblesse actuelle de la croissance économique est-elle conjoncturelle ou bien structurelle? Dans le premier cas, il convient d’acheter les actifs volatils qui profiteraient d’une prochaine reprise économique, alors que dans l’autre il faut au contraire privilégier les allocations défensives.
Les dernières prévisions et commentaires anxiogènes du Fonds Monétaire International (FMI) mettent plus particulièrement en relief la problématique de l’excès mondial d’endettement. Le FMI estime en effet que les pays avancés n’ont jamais été aussi endettés depuis la seconde guerre mondiale: 107% de leur PIB. Ceci peut s’expliquer par le «laxisme» budgétaire qui préexistait de manière à repousser les indispensables réformes structurelles. De plus, les Etats ont été contraints de contrecarrer par le biais de politiques budgétaires contra-cycliques des crises économiques ou financières très prononcées et de plus en plus rapprochées. De manière à atténuer la charge des intérêts de ces dettes, les banques centrales ont manœuvré en parallèle afin de comprimer autant que possible les taux d’intérêts réels. Mais, ce faisant, elles ont incité de nombreux particuliers et entreprises à s’endetter à leur tour. Un rapport de l’institut McKinsey intitulé «Debt and (not much) deleveraging»* conclut que la dette totale mondiale est désormais de 286% du PIB … le monde a besoin de tout ce qu’il produit pendant près de trois ans pour régler toutes ses dettes! Les pessimistes en déduisent qu’une nouvelle crise financière mondiale est inéluctable et que les créances détenues (obligations d’Etats ou d’entreprises) subiront des défauts en série. Les optimistes y voient pour leur part l’impossibilité pour les banques centrales de relever significativement leurs taux d’intérêts durant de nombreuses années encore, ce qui est alors un soutien de fond pour les marchés financiers.
* «Dette et (une modeste) réduction de l’effet de levier»
Emprunter n’a jamais coûté si peu cher et pourtant l’investissement stagne L’analyse des facteurs conjoncturels offre pour sa part un éclairage presque aussi ambigu. Du fait de salaires au point mort et d’une fiscalité accrue afin de combler les déficits des Etats, la consommation des ménages reste languissante, mais néanmoins pérenne grâce à l’épargne ou par le recours à l’endettement. L’essoufflement industriel de la fin 2015-début 2016, qui explique en bonne partie la chute des marchés financiers, semble se dissiper, et les activités de services n’en ont jusqu’à présent que marginalement souffert. C’est toutefois l’investissement qui reste désespérément atone: les Etats n’en ont pas les moyens et les entreprises n’en ont pas la volonté. En effet, en l’absence d’une dynamique de consommation finale, pourquoi ajouter de nouvelles capacités alors que celles-ci sont déjà souvent excédentaires ou que de nouveaux concurrents peuvent vous contraindre à remettre à plat votre modèle économique (cf. effet «Uber»)? Quelques investissements afin d’améliorer la productivité et la compétitivité des entreprises sont en revanche toujours justifiés, mais leur contribution à la croissance reste trop marginale. Dans un tel contexte, les publications trimestrielles des sociétés dépassent néanmoins souvent les attentes, mais les analystes avaient toutefois abaissé au préalable significativement leurs estimations, d’où l’absence d’enthousiasme des investisseurs. La principale éclaircie financière provient du renversement de tendance des matières premières (rebond du pétrole qui entraîne celui des autres matières premières) et des devises (repli du Dollar). Toutefois, au vu de l’échec des négociations à Doha entre pays producteurs de pétrole, l’excès d’offre et les luttes pour les parts de marchés semblent devoir perdurer. Pour ce qui est des devises, toute inflexion d’anticipation des politiques monétaires des banques centrales peut bouleverser brutalement les tendances en cours.
En fin de compte, le tassement de la croissance est-il alors structurel ou conjoncturel? La faiblesse de la demande finale pour les biens et services est hélas structurelle du fait d’un excès d’endettement. Cette situation décourage l’investissement qui se concentre désormais sur les gains de productivité et non plus sur ceux de capacité. La croissance économique mondiale est donc vouée à être beaucoup plus faible que par le passé puisque la consommation et l’investissement sont déprimés. Les banques centrales sont donc contraintes de rester durablement en soutien afin de lisser les chocs conjoncturels. Les liquidités qu’elles injectent ne trouvant que peu d’affectations dans l’économie réelle, ce sont alors les marchés financiers qui en sont les grands récipiendaires. Parce que les allocations financières sont souvent grégaires, la volatilité des actifs augmente à la moindre surprise significative. Il convient donc d’être plus réactif et plus opportuniste que par le passé, et d’admettre que les investisseurs sur-réagiront fréquemment.
Mission – 1986
«Efficacité décroissante de la politique monétaire hétérodoxe de la BCE et effets pervers grandissants … l’indépendance et la compétence de la BCE sont désormais ouvertement contestées!»
Pacifier et évangéliser … les actes et les discours des principales banques centrales restent indéniablement au cœur des principales impulsions boursières internationales. Mais respectent-elles encore les serments qu’elles ont prononcés?
Les initiatives toujours plus hétérodoxes de la BCE font en effet l’objet de contestations sans cesse plus virulentes. Ainsi, outrepassant le principe d’indépendance de la BCE, de nombreux dirigeants allemands, à commencer par le Ministre des Finances Wolfgang Schäuble, s’insurgent ouvertement contre les taux d’intérêts négatifs qu’elle a instaurés. En effet, ces taux d’intérêts «punitifs» frappent les dépôts excédentaires des banques et altèrent la rentabilité d’un système bancaire allemand déjà bien mal en point. Par ailleurs, des taux négatifs «spolient» les revenus des épargnants. Hors flux migratoires récents, l’Allemagne souffre en effet d’une démographie vieillissante, l’épargne nationale est alors particulièrement sensible aux rendements des obligations souveraines nationales qui ne redeviennent positifs qu’au-delà de 9 ans. En réalité, obsédés par la crainte d’une inflation galopante, les Allemands n’ont pas prévu, au moment de lancer l’Eurosystème, que la politique monétaire démultiplierait les initiatives afin de stimuler et non de freiner l’inflation! Dans l’espoir qu’une politique monétaire orthodoxe soit restaurée, bien des allemands voient donc paradoxalement désormais d’un bon œil le rebond des prix des matières premières, bien que celui-ci soit partiellement neutralisé par la hausse de l’Euro face au Dollar. Qui plus est, l’Allemagne ayant instauré un salaire minimum généralisé, et l’afflux d’immigrés ayant pour conséquence d’ajouter un peu de croissance au pays, un progressif regain d’inflation est donc probable en Allemagne. Mais comme l’inflation allemande devrait alors être supérieure à l’inflation moyenne de la zone, il faut s’attendre à ce que les hostilités allemandes à l’égard de la BCE se durcissent encore.
Les obligations d’entreprises, désormais ciblées par la BCE Au-delà de la controverse autour des instruments retenus par la BCE, c’est aussi la question de l’efficience de sa politique monétaire qui fait débat. En 2015, sous le prétexte de relancer l’inflation au sein de la zone, la BCE cherchait à soutenir la croissance économique via une dépréciation relative de l’Euro. Mais, l’effondrement des prix des matières premières et la dévaluation surprise chinoise ont fait échouer cette stratégie. Désormais, la BCE tente de réduire la dépendance de sa politique monétaire aux facteurs externes en cherchant à relancer la croissance et l’inflation par la stimulation du crédit. Pour ce faire, elle a tout d’abord décidé de «bonifier» les marges des banques qui sont les plus dynamiques en termes de crédits en prenant à sa charge le coût des taux d’intérêts négatifs. Par ailleurs, elle se portera acquéreur sur le marché primaire et secondaire d’obligations d’entreprises les plus solvables de la zone. Cette mesure devrait avoir pour conséquence de réduire les rendements des obligations d’entreprises «Investment Grade» et d’inciter les investisseurs à financer alors des établissements à rendements plus élevés car moins solvables, ce qui est donc un soutien structurel à l’ensemble des obligations d’entreprises européennes. Par ces deux mesures, la BCE veut donc faciliter l’accès au crédit des sociétés cotées et non cotées. Mais, bien que les efforts de la BCE soient louables, ces diverses facilités de crédit ne parviendront pas à relancer significativement l’investissement des entreprises si la demande finale pour leurs produits et services reste atone. Ces soutiens de la BCE risquent alors d’avoir pour principal effet d’alléger les charges d’intérêts des entreprises et de leur permettre d’améliorer leurs Bilans. Même si la croissance économique devait rester inchangée, les agissements de la BCE seront donc un soutien aux actions cotées de la zone puisqu’elles auront plus de facilités à verser des dividendes, à procéder à des rachats de leurs propres actions, ou encore à acquérir des concurrents.
Dancer in the Dark – 2000
«En dépit des effets favorables de l’action de la BCE sur les actifs financiers européens, une prime de risque «politique» doit leur être appliquée actuellement.»
Mais la BCE se démène, s’agite, alors que le contexte politique européen est particulièrement obscur. Il est donc bien injuste de subir les reproches de nombreux responsables européens alors que ces derniers sont tentés par le repli sur soi, le populisme, et dorlotent leurs électeurs aux dépens des intérêts européens.
Parce qu’elle est consciente des limites de sa politique monétaire, la BCE encourage les Etats à accélérer leurs réformes structurelles et appelle les pays qui en ont les moyens à engager des politiques budgétaires expansives afin de soutenir la demande. Cette dernière requête est un évident appel du pied à l’Allemagne, puisque c’est l’un des rares pays au monde à disposer d’un excédent budgétaire. Mais, privilégiant les intérêts nationaux à seulement un an de la remise en jeu de son mandat, Angela Merkel a adressé à la BCE une fin de non-recevoir. De même, à l’approche de la présidentielle, la France renâcle à maîtriser ses déficits et les habituels «cadeaux» électoraux anéantissent l’effet d’aubaine que des taux d’intérêts historiquement bas produisent sur les finances publiques. Mais la situation est parfois plus complexe encore puisque certains pays européens sont même privés de dirigeants. Ainsi, l’Espagne et l’Irlande ne parviennent ni l’une ni l’autre à former un gouvernement de coalition qui pourrait rendre de nouveau audible leur voix respective auprès des instances internationales.
Ces vulnérabilités politiques sont particulièrement inquiétantes lorsque les finances des pays sont soumises à des desiderata externes. Ainsi, si le Portugal est parvenu à constituer une coalition de circonstances afin de mettre en œuvre de nouvelles restrictions budgétaires, le pays pourrait néanmoins être mis à l’écart des soutiens financiers de la BCE. En effet, les achats d’obligations souveraines portugaises dans le cadre de son «quantitative easing» ne sont encore possibles que parce que l’agence de notations canadienne DBRS ne dégrade pas d’un seul cran supplémentaire la notation souveraine du Portugal. Le destin financier du pays ne lui appartient donc plus complètement, ce qui explique en partie l’instabilité politique du pays. En Grèce, Syriza continue de soutenir Alexis Tsipras au Parlement, mais de soudaines défections pourraient survenir si les dissensions entre les créanciers du pays aboutissaient à imposer des restrictions budgétaires excessives. En effet, le FMI et les créanciers européens de la Grèce divergent radicalement quant au sort à réserver à la dette grecque. Le FMI milite pour un effacement de dette significatif avec de fortes restrictions budgétaires additionnelles à la clé. Les créanciers européens, Allemagne en tête, ne veulent pas entendre parler d’un nouvel effacement de dette et privilégient un rééchelonnement de la dette et de ses intérêts. La BCE pourrait pour sa part être sollicitée en rétrocédant à la Grèce les plus-values (10Mds€) qu’elle a réalisées par le portage d’obligations grecques. Au vu de la complexité des négociations en cours, la «Tragédie» grecque pourrait vite revenir sur le devant de la scène.
Une prime de risque politique doit pénaliser les actions européennes et la Livre Sterling Mais le «spectacle» le plus attendu par les investisseurs est celui du référendum au Royaume-Uni quant au fait de quitter («Brexit») ou de rester («Bremain») au sein de l’Union Européenne. Opportunité à saisir pour les uns, automutilation pour les autres. En définitive, le 23 juin, le peuple souverain tranchera. Bien évidemment, le désordre économique et financier que provoquerait le «Brexit» serait très profond et étalé sur de nombreuses années, mais il est impossible d’en évaluer avec précision l’impact exact. Le «Brexit» favoriserait probablement un repli additionnel de la Livre Sterling, compliquerait les levées de capitaux du Royaume, et déstabiliserait les choix stratégiques de nombreuses entreprises du pays ou de sociétés étrangères qui y sont implantées. En Europe, l’Allemagne et la Suisse pourraient être des «sanctuaires» provisoires pour les investisseurs, mais ceux-ci privilégieront plus probablement les Etats-Unis, le Japon, voire les émergents dans leurs allocations. Quand bien même le «Bremain» l’emporterait, la boîte de Pandore a été ouverte et tous les pays de l’Union Européenne pourraient désormais avoir recours à une telle procédure, y compris le Royaume-Uni lui-même s’il le souhaitait à nouveau!
Dans l’attente de cette échéance majeure, le principe de précaution impose la prudence à l’égard des actifs financiers européens et, en dépit du soutien de la BCE, il semble justifié de leur appliquer une prime de risque «politique». En effet, à ces très nombreuses incertitudes s’ajoutent les inquiétudes que suscitent les flux migratoires et les attentats ou menaces auxquels sont soumis la plupart des Etats européens. Ces nombreux aléas affectent les anticipations de tous les agents économiques et découragent les comportements volontaristes, d’où l’atonie de la consommation et de l’investissement. Si aujourd’hui les prévisions économiques de l’Europe restent voisines des performances de 2015, la zone est vulnérable aux chocs et ne dispose que de très peu d’amortisseurs pour y faire face.
Quelques considérations de marchés :
Parce que très nombreuses, notamment à l’approche du référendum du Royaume-Uni, les incertitudes «politiques» européennes pénalisent les décisions de consommation et d’investissement et dégradent le potentiel économique de la zone. Le principe de précaution incite alors à se porter plutôt sur les actifs «refuges» (obligations ou monétaire, bien que mal rémunérés) et à sous-pondérer les actions de la zone. La politique monétaire prudente de la FED et des fondamentaux économiques plus sains justifient de rester surpondéré sur les actions américaines et de bénéficier de rendements obligataires qui y sont plus élevés qu’en Europe. Qui plus est, une réappréciation tactique du Dollar face à l’Euro semble plus possible avant le référendum du Royaume-Uni. Les importants soutiens financiers engagés par les autorités chinoises ont apaisé temporairement les craintes des investisseurs, mais leur décision de convertir massivement en actions des créances bancaires douteuses sur des entreprises nationales ne fait que confirmer l’opacité et la fragilité du système bancaire chinois. La prudence recommande donc de rester sous-pondéré sur la Chine et, du fait de son interférence sur les économies en développement, à plutôt sous-pondérer aussi les pays émergents. Parce que les producteurs de matières premières, à commencer par le pétrole, ne parviennent à coordonner leurs agissements, des surcapacités et stocks persistants devraient limiter le potentiel de rebond additionnel des prix des matières premières. Le contexte incertain incite à conserver une forme de police d’assurance au travers d’une exposition à l’or. Par ailleurs, la très faible rémunération des obligations souveraines et une possible progressive reprise de l’inflation pourrait justifier de désormais s’exposer à certaines obligations indexées sur l’inflation.