Pas un jour sans que les médias ne soulignent l’ampleur de la dette accumulée partout et par tous, et les catastrophes économiques et sociétales que cela augure. Pourtant O.Blanchard, l’ancien chef économiste du Fonds Monétaire International (FMI), encourage au contraire les pays à intensifier leur endettement. De même, J.Yellen, la nouvelle secrétaire au Trésor américain et ancienne présidente de la Banque centrale américaine (FED), a plaidé devant le Congrès que : « C’est le moment de faire des investissements de long terme qui feront croître l’économie. Ne pas le faire maintenant, alors que les taux d’intérêt sont faibles, nous mettrait dans une très mauvaise situation sur le plan fiscal, comme pour la dette ». Faut-il alors paradoxalement ajouter des dettes pour avoir finalement moins de dettes ? Nous nous proposons de faire ici un point sur l’endettement, afin d’envisager certaines conséquences possibles pour les marchés financiers et pour les allocations d’actifs.
Quelques repères chiffrés
Le choc sanitaire du COVID-19 a contraint les États à prendre des mesures radicales de sauvegarde afin de préserver la santé des populations. Mais la contrepartie de ces engagements budgétaires inédits est que, partout dans le monde, la dette publique a atteint un nouveau record (77 800 Mds $ selon Fitch, soit 94% du PIB mondial) et a connu une progression historique (+10 000 Mds $, soit l’équivalent de 7 années normales !), que seules les grandes guerres peuvent avoisiner. Pour certains pays émergents, la situation pourrait devenir critique, puisqu’en 2020 cinq d’entre eux ne sont déjà pas parvenus à honorer les échéances de leurs dettes : l’Argentine, l’Equateur, le Liban, le Suriname et la Zambie. Pour ce qui est des entreprises, la plupart d’entre elles n’ont eu d’autre choix que de s’endetter fortement pour tenter de surmonter cette phase extrêmement délicate : plus de 1 000 Mds $ de dettes nettes additionnelles contractées en 2020.
Selon l’Institute of International Finance (IIF), la dette mondiale totale a atteint un nouveau record de 277 000 Mds $ fin 2020, et le dérapage pourrait continuer d’être spectaculaire durant les prochaines années, pour atteindre les 360 000 Mds $ en 2030 (soit +30%) selon leur projection. En agrégeant tous les agents économiques, le ratio de dette / PIB du monde entier s’est envolé de 322% en 2019 à 365% en 2020, soit une progression de 43 points de base de ce ratio en une seule année ! Ce chiffre s’explique évidemment par l’évolution défavorable concomitante de chacune des deux composantes du ratio : la dette s’est envolée pendant que le PIB s’est effondré. Au vu de l’évolution de la situation sanitaire en ce début d’année, il est à craindre que le premier semestre de 2021 reste difficile, retardant d’autant la reprise économique tant attendue.
Quelques alertes méthodologiques et points d’attention
Il nous a semblé utile de faire ici quelques rappels ou conseils lorsqu’il s’agit d’analyser la situation des dettes, afin d’éviter des conclusions parfois hâtives et souvent anxiogènes.
Le ratio de dette / PIB compare deux données de nature radicalement différentes. Les dettes sont des données de stock arrêtées à une date spécifique, alors que le PIB est une donnée de flux observés entre deux dates. Un banquier consentant à accorder un crédit immobilier à des fins locatives à un client, sous réserve qu’une hypothèque soit concédée sur ce bien afin de se protéger des risques d’impayés, cherche à évaluer sa valeur de revente à la casse, et non pas les éventuels flux de loyers annuels que son client pourrait en retirer. Face au passif d’une dette, il convient donc plutôt de mettre en regard une valeur d’actif. Pour un pays, il faudrait donc pouvoir mesurer chaque année la nouvelle valeur de tous les actifs détenus (tangibles et intangibles) et la comparer au stock de dettes en cours. Ainsi, les recettes d’exploitation de la Tour Eiffel se sont certes interrompues durant l’année 2020, mais sa valeur patrimoniale de long terme a-t-elle baissé pour autant ? Le PIB reflète des flux de dépenses et de recettes, mais pas la valeur résiduelle de long terme des actifs du pays ! Lorsque les États s’endettent aujourd’hui pour développer des énergies propres afin de préserver ainsi les citoyens et les territoires sur le long terme, faut-il regarder cela comme un coût ou comme un investissement patrimonial ? Cet exemple montre aussi que, face à une dette présente, il peut y avoir une valeur future d’actif, soit un décalage temporel compliquant évidemment l’analyse des dettes ! L’accélération de la transformation numérique provoquée par le coronavirus sera-t-elle créatrice ou destructrice de valeur pour les pays ? Ces quelques exemples démontrent qu’une analyse qualitative des contreparties de la dette, aussi difficile soit-elle, serait pertinente afin de compléter utilement l’approche strictement quantitative traditionnellement mise en avant.
Face à un stock il est préférable de mettre un stock, et face à un flux il vaut mieux mettre un flux. Reprenons l’exemple précédent de l’achat d’un bien immobilier à des fins de location. Afin d’évaluer la viabilité de son opération, le client mettra en regard des dépenses annuelles engendrées par ce bien (emprunt bancaire, impôts, charges d’entretien…) les loyers annuels qu’il espère en retirer, quand bien même son objectif final serait de se constituer un patrimoine immobilier. Ce faisant, il compare alors un flux de dépenses avec un flux de recettes. Plutôt que de calculer le ratio dette / PIB d’un pays, il serait préférable de faire de même que pour ce bien immobilier, et d’employer le ratio de la charge de la dette de l’État / PIB qui, lui, compare deux flux plus cohérents. Si la dette de la plupart des pays a fortement augmenté en 2020, la charge de leur dette a paradoxalement généralement baissé grâce aux soutiens massifs des Banques centrales. L’important n’est alors pas tant le montant de la dette que sa soutenabilité et, en l’occurrence, pour les États elle s’est généralement améliorée et non détériorée.
De nombreux paramètres influencent la soutenabilité de la dette d’un emprunteur. Quel pourcentage la dette représente-t-elle par rapport à son patrimoine actuel et à venir ? Quels seront les flux de trésorerie futurs pour en assurer le remboursement, telle que la capacité à lever l’impôt pour les États (d’où l’importante question du consentement à l’impôt) ? Quel est l’échéancier de remboursement, et celui-ci peut-il être éventuellement étalé si nécessaire (cf. rapport de confiance ou de force entre les créanciers et le débiteur) ? Les taux d’intérêts dus sont-ils fixes ou variables ? Autrement dit, l’emprunteur est-il en mesure de profiter des baisses actuelles de taux d’intérêts mais, réciproquement, ne sera-t-il pas pénalisé dans le futur si ces derniers remontent de nouveau ? Un autre paramètre essentiel est souvent sous-estimé dans les mesures strictement quantitatives de la dette : dans quelle devise celle-ci est-elle libellée ? Autrement dit, dans un scénario défavorable, l’emprunteur ne risque-t-il pas de voir sa charge de dette s’envoler du fait d’un dérapage de sa monnaie par rapport à celle dans laquelle l’emprunt a été libellé ? Si l’Argentine a une fois encore été contrainte de faire défaut sur sa dette en 2020 (son neuvième de l’histoire !), c’est notamment parce que sa dette est essentiellement libellée en Dollar et que le Peso argentin a baissé de -29% face au Dollar durant l’année, rendant insoutenables les remboursements. Le ratio dette / PIB du pays était ainsi un indicateur avancé très peu pertinent pour anticiper ce défaut de paiement, puisqu’il était de seulement 58% début 2020 contre par exemple 97% pour la France ! Autre critère essentiel : qui sont les porteurs de la dette, et sont-ils « captifs » ? La dette / PIB du Japon était de 238% début 2020, mais cela n’a pas posé de problèmes au pays car plus de 90% de cette dette est détenue par la Banque du Japon, par les grandes institutions financières japonaises, et par les citoyens du pays. Lorsque la dette est détenue par des créanciers étrangers, il est plus difficile de négocier en cas de difficultés, les intérêts des protagonistes n’étant plus aussi convergents. Précisons au passage que les achats d’obligations effectués par les Banques centrales constituent implicitement un processus de renationalisation des dettes !
Dernier point d’attention essentiel : il convient de bien distinguer les taux d’intérêts nominaux des taux d’intérêts réels. Le taux d’intérêt nominal est le pourcentage d’intérêts, fixes ou variables, que l’émetteur de l’obligation s’engage à verser au prêteur. Le taux d’intérêt réel consiste à retraiter le taux d’intérêt nominal de l’inflation observée ou attendue durant la même période. Pourquoi est-ce important ? L’inflation érode progressivement le pouvoir d’achat. Si le rythme d’inflation est supérieur au taux d’intérêt nominal, cela signifie que le prêteur, malgré les intérêts encaissés, aura perdu du pouvoir d’achat lorsqu’il sera remboursé de son capital à l’échéance. Réciproquement, celui qui aura emprunté aura gagné du pouvoir d’achat entre les deux périodes. Aujourd’hui, les taux d’intérêts nominaux sont historiquement bas, voire négatifs, ce qui signifie que toute remontée d’inflation allègerait la charge réelle de la dette de celui ayant emprunté des capitaux. La probabilité est donc forte de voir à l’avenir les taux d’intérêts réels être favorables aux emprunteurs, et donc pénaliser les prêteurs de capitaux.
Quelles perspectives pour les dettes souveraines ?
La dette des États inquiète, alors qu’elle est pourtant celle offrant une importante visibilité. En effet, les principales Banques centrales se sont déjà explicitement engagées à accompagner durablement les États dans leurs efforts de redressement de nos économies. L’ampleur et l’étendue dans le temps de cette prodigalité ne sont généralement pas encore clairement arrêtées, mais il est déjà acquis qu’elles œuvreront méthodiquement, et durant de nombreuses années, pour que la charge des dettes reste durablement faible, notamment en se portant acquéreur très systématiquement des obligations émises par les États.
Les États ont certes accumulé des dettes colossales pour faire face au COVID-19 mais, pour l’essentiel, ces nouvelles dettes sont aujourd’hui stockées dans les bilans des Banques centrales et, lorsqu’elles arriveront à échéance, il est prévu que de nouvelles obligations soient émises par les États, obligations qui seront à leur tour achetées par les Banques centrales. Il est donc inutile de spéculer sur l’éventuelle nécessité d’effacer ces « dettes-COVID » pouvant être perpétuellement acquises et détenues par les Banques centrales, d’autant que le message d’une annulation de dettes pourrait détériorer gravement la confiance des investisseurs. De plus, cette stratégie, si elle est correctement assimilée par les dirigeants d’entreprises et par les ménages, devrait les convaincre qu’il ne sera pas forcément nécessaire de relever fortement et rapidement les impôts, libérant d’autant leurs velléités d’investir et de consommer !
Y a-t-il un plafond aux achats obligataires par les Banques centrales ? Impossible de répondre dès aujourd’hui à cette question puisqu’il n’y a pas de précédent à cette situation, mais tant que l’ensemble des grandes Banques centrales mèneront simultanément le même type de mesures, les grands équilibres entre les pays seront à peu près maintenus. La principale limite à cet exercice serait toutefois l’éventuelle perte de crédibilité que les Banques centrales pourraient subir, leur indépendance à l’égard des États étant désormais très discutable, bien qu’inscrite dans leurs statuts. Il n’est d’ailleurs pas impossible que les premiers doutes se manifestent déjà au travers du reflux observé depuis un an sur le Dollar, ou bien encore par l’actuelle effervescence autour des crypto actifs.
Les rendements des obligations peuvent-ils monter malgré l’omniprésence des Banques centrales ? Ces dernières ne sont pas seules à intervenir sur le marché obligataire, ce n’est donc pas impossible, mais l’exemple du Japon depuis de nombreuses années montre que les Banques centrales ont potentiellement une capacité d’achat presque illimitée : le rapport de force joue donc plutôt en leur faveur. Les banquiers centraux pourraient aussi être ponctuellement tentés de laisser remonter un peu les rendements obligataires afin d’atténuer l’envol des marchés financiers. L’important n’est en effet pas seulement le niveau absolu des rendements, mais peut-être plus encore la volatilité des prix et le message d’instabilité que cela adresse aux investisseurs. C’est pourquoi les banquiers centraux pourraient chercher à régulièrement influencer la psychologie des investisseurs, notamment au travers d’inflexions marginales de leurs discours.
Sous couvert de cibler désormais un niveau d’inflation satisfaisant de long terme, les Banques centrales ont désormais explicitement ou implicitement pour priorités la reprise économique et la stabilité financière. Mais si l’inflation ou bien les anticipations d’inflation venaient à monter fortement et durablement, les Banques centrales pourraient devoir reconsidérer leur caractère accommodant, et ce serait probablement une source de très forte nervosité pour la plupart des actifs en bourse. En ce début d’année 2021, les anticipations d’inflation remontent sensiblement, et le débat s’intensifie pour savoir s’il s’agit là d’un phénomène conjoncturel (simple rattrapage technique par rapport à l’année 2020) ou bien si un cycle d’inflation plus prononcée et durable pourrait commencer. C’est donc ce dernier point de l’inflation structurelle à venir qu’il conviendra de surveiller tel le lait sur le feu.
Sans que cela présume de leur évolution à l’avenir, les rendements des obligations souveraines dans le monde sont aujourd’hui proches des plus bas historiques, et beaucoup présentent même des rendements négatifs (16 800 Mds $ en cumulé actuellement), autrement dit les États ne remboursent alors même pas l’intégralité du capital emprunté ! 90% de toutes les obligations souveraines dans le monde affichent aujourd’hui un rendement inférieur à 1%. Afin de conforter cette situation très favorable pour une longue durée, les États chercheront certainement à allonger la maturité de leurs emprunts, même si cela implique de rémunérer alors un peu plus les acheteurs de ces obligations. La France vient par exemple de lever pour la première fois pour 7Mds € d’OAT à 50 ans à 0,593%. Dernier point, les Banques centrales concentrent généralement leurs achats d’obligations sur les échéances courtes, mais rien ne les empêche de financer plus activement à l’avenir les échéances plus éloignées, si cela devait servir les intérêts de la collectivité.
Si la question du financement des obligations souveraines semble donc peu inquiétante, celle de l’emploi efficace ou non des capitaux mobilisés par les États n’est en revanche pas tranchée, car ce sont autant de sommes qui pourraient potentiellement manquer à la sphère privée pour financer certains projets d’avenir ! La dette publique est un instrument, mais pour faire quoi : assurer le train de vie courant de l’État ou pour construire l’avenir ? Quoi qu’il en soit, il est essentiel que les autorités ne commettent pas de nouveau l’erreur d’après la crise des subprimes où l’orthodoxie budgétaire avait été restaurée beaucoup trop tôt, provoquant la crise des dettes souveraines européennes de 2011-2012.
Le « quoi qu’il en coûte » des États amène inévitablement la question : « à qui il en coûte » ? À ce stade, le scénario probable est le non remboursement de fait : les échéances de la dette seront remboursées par de nouvelles émissions, et ceci sera vrai tant que les Banques centrales se porteront systématiquement acquéreur de ces obligations. Pour éviter les amalgames entre la dette qui prévalait avant la crise sanitaire et celle constatée après, un cantonnement de la dette Covid pourrait être opéré, et elle serait amortie en douceur dans la durée. Aujourd’hui, les porteurs d’obligations payent la facture, puisque leurs taux d’intérêts réels se sont encore dégradés, et cette situation pourrait même se détériorer encore à l’avenir si l’inflation venait à revenir.
Quelles perspectives pour les dettes des entreprises ?
La protection offerte par les Banques centrales aux dettes souveraines est-elle transposable aux dettes des entreprises ? Rien n’est moins sûr, car cela relève principalement des décisions à venir des États et des banques commerciales, et non pas des banquiers centraux ! Beaucoup d’entreprises étaient déjà très endettées avant la crise sanitaire et, bien entendu, les choses ont brutalement empiré l’an passé. Grâce aux facilités financières accordées par les Banques centrales, les gouvernements ont pu soulager temporairement les trésoreries des entreprises, principalement par trois axes d’intervention principaux : en se substituant à elles pour beaucoup de dépenses courantes, en s’assurant du report d’échéance de certaines dettes, et enfin en se portant garant pour de nouveaux emprunts qu’elles contracteraient (i.e. les Prêts Garantis de l’État – PGE). C’est pourquoi, paradoxalement, alors même que la France a vu son PIB diminuer de -8,3% en 2020, le nombre de faillites d’entreprises a baissé de -38% par rapport à 2019 !
Le soulagement n’est toutefois que temporaire car toutes ces dettes restent dues, et il faut évidemment s’attendre à de très mauvaises nouvelles sur ce front en 2021 et en 2022. Le coronavirus a en effet remis en cause les modèles de développement de très nombreuses entreprises qui sont désormais des « zombies », autrement dit des établissements ne survivant que grâce aux diverses aides financières, mais dont les revenus opérationnels seront insuffisants pour couvrir leurs futures charges. On estime à 2 000 Mds $ les dettes de sociétés « zombies » portées par des créanciers au travers des marchés financiers. Mais comment distinguer l’entreprise ayant de simples problèmes temporaires de solvabilité, mais dont l’activité reste pérenne à long terme, de celle n’ayant aucun avenir ? L’intérêt des États, des banques, et des entreprises, est pour le moment convergent : mieux vaut essayer de gagner encore du temps pour éviter respectivement une montée du chômage, ne pas devoir reconnaître trop de pertes de créances dans les bilans, et prolonger la survie. Mais ce travail pointilleux d’élimination des « mauvais élèves » doit absolument être effectué car les gaspillages financiers sont énormes. Pour l’État, ces soutiens budgétaires sont stériles sur la durée et mieux vaut plutôt se concentrer sur la reconversion des employés afin de leur assurer des perspectives salariales pérennes. De plus, les pertes de recettes fiscales sont très importantes : le « zombie » freine les hausses de salaires du secteur (cf. impôt sur le revenu, TVA…), il ne paye pas d’impôt sur les sociétés et pèse par sa simple présence sur les marges et bénéfices taxables de ses concurrents, sans parler des entreprises d’autres secteurs pouvant employer plus utilement les capitaux immobilisés pour le « zombie ». Pour les banques, même si le travail est douloureux comptablement, mieux vaut assainir le portefeuille de créances et affecter les capitaux à des établissements ayant, eux, de vraies perspectives bénéficiaires et justifiant un accompagnement intéressant sur le long terme.
Pour effectuer ce travail de tri, que seules les banques et les experts comptables peuvent a priori mener à bien, il faut du temps, car le pire serait de sacrifier des entreprises aujourd’hui en simple difficultés financières, mais ayant un avenir et n’ayant pas commis d’erreur de gestion. De plus, il faudra être particulièrement vigilant à ne pas casser certaines chaînes de production en ayant condamné à tort l’un de ses maillons ! C’est pourquoi les modalités de ce nettoyage des actifs sont extrêmement complexes à mettre en œuvre. Faut-il créer un fonds géant de défaisance, où seraient logées toutes ces dettes d’entreprises, et qui serait progressivement liquidé au gré des redressements d’activités obtenus ? Faut-il pour l’État prolonger les garanties offertes dans le cadre des PGE pour gagner encore du temps, retardant toutefois d’autant la nécessaire élimination des « zombies » ? Faut-il tirer un trait sur tout ou partie de ces dettes, sachant que cela impliquerait que les contribuables soient alors solidairement pénalisés ? Faut-il plutôt accorder des crédits d’impôts aux créanciers renonçant à une partie de leurs créances, autrement dit partager le fardeau de la restructuration de dette avec le créancier ? Faut-il envisager de convertir ces dettes en capital, ce qui reviendrait à procéder à une gigantesque nationalisation du tissu économique, avec tous les travers que cela pourrait induire sur la durée ?
L’endettement est aujourd’hui un mal nécessaire ! Il est certain que chaque pays adoptera son propre processus d’apurement de ses dettes. C’est pourquoi chaque secteur, et par extension chaque pays, sortira de façon très spécifique de cette crise, que les rythmes respectifs divergeront souvent, divergences pouvant être elles-mêmes à l’origine de crises futures. Précision importante, les modèles de financement diffèrent beaucoup d’une zone à l’autre et cela aura beaucoup d’importance sur l’issue finale. Les banques commerciales sont la principale source de financement en Europe, alors qu’aux États-Unis ce sont souvent les marchés financiers qui occupent cette fonction. Il faut donc s’attendre à ce que les décisions de mise en faillite soient beaucoup plus promptes et brutales aux États-Unis qu’en Europe, où le processus sera plus étalé dans le temps. Le système bancaire européen est donc plus exposé durant cette phase critique, alors qu’aux États-Unis c’est au travers des dettes cotées en bourse que le stress risque d’être plus fort. Les excès d’épargne étant actuellement très importants et l’appétit pour le risque élevé, les États-Unis pourraient solder plus vite et dans de meilleures conditions ce problème que l’Europe, et bénéficier alors d’une reprise économique plus rapide et forte.
Quelles conséquences pour les allocations d’actifs ?
Ainsi que nous l’avons montré précédemment, les obligations souveraines n’offrent aujourd’hui que des rendements dérisoires ou nuls, et l’inflation déprécie encore plus la valeur des capitaux prêtés. L’achat d’obligations souveraines est alors soit un acte patriotique où l’épargnant assume délibérément un sacrifice financier, ou bien c’est plus probablement une façon de sécuriser un capital puisque le risque de défaut d’un État est généralement très faible. Dans les portefeuilles qui nous sont confiés, il s’agit clairement d’une façon de piloter la volatilité, mais sans espoir d’en obtenir un rendement, hormis certaines phases ponctuelles où l’appétit pour le risque des investisseurs s’estompe, entraînant un report favorable aux obligations souveraines. Les obligations d’États émises de façon à protéger de l’inflation future leurs porteurs (i.e. obligations indexées sur l’inflation) nous semblent être en revanche toujours attrayantes et mériter une exposition significative dans les allocations actuelles.
Les rendements que les investisseurs ne parviennent pas à trouver sur les obligations souveraines justifient de s’intéresser encore plus que d’habitude aux obligations d’entreprises. Mais les risques de faillites ou de défauts de paiements peuvent être nombreux durant les prochains mois. C’est pourquoi la sélectivité doit être particulièrement forte, et que la prudence incite à se porter en priorité sur les entreprises aux bilans solides, autrement dit les obligations « Investment Grade ». Si les obligations de sociétés fragiles (i.e. le « High Yield ») servent des rendements plus généreux (3,38% en Europe et 4,58% dans le monde), ce segment de la cote obligataire est bien plus versatile, notamment parce que les investisseurs y sont moins nombreux. Pour l’instant, le « High Yield » ne nous parait pas offrir de rendement-risque satisfaisant par rapport à une combinaison alternative entre des actions et des obligations « Investment Grade ».
Pour ce qui est des actions, la combinaison d’un cycle économique redémarrant et la certitude de bénéficier encore de conditions budgétaires et monétaires favorables est un contexte porteur. Ceci n’empêche toutefois pas des corrections ponctuelles d’intervenir, les valorisations actuelles intégrant déjà certaines de ces informations favorables. Une remontée progressive des rendements obligataires n’aurait pas de conséquences très fortes sur le comportement boursier de cette classe d’actifs, mais des remontées rapides seraient en revanche probablement sources de décrochages boursiers. En cas de remontée des taux d’intérêts, ce sont les valeurs dites de « croissance » qui seraient les plus pénalisées, leurs valorisations y étant très sensibles lors du processus d’actualisation des flux de trésorerie futurs. Les sociétés très endettées bénéficient plutôt de l’actuel contexte de faibles taux d’intérêts puisque cela allège leurs charges de remboursements, mais elles ne sont pas à l’abri de devoir faire parfois des augmentations de capital. Une remontée des taux d’intérêts profiterait normalement au secteur bancaire qui dégage alors plus de marges.
Les matières premières sont par essence un actif bénéficiant de la reprise économique. Situées le plus en amont du cycle de production, elles sont généralement des actifs recherchés lors des phases de remontée d’inflation. À noter toutefois que ce cycle économique est très particulier puisque l’industrie a été très résiliente et que ce sont les services qui ont souffert. Ainsi, hormis l’énergie, la plupart des matières premières ont déjà plus que rattrapé leurs niveaux d’avant coronavirus.