Date de publication : 5 mai 2020

La moitié de la planète a été contrainte de recourir au confinement afin de limiter les effets dévastateurs du coronavirus. Une récession économique étant inévitable, les marchés financiers ont logiquement baissé très violemment. Pourtant, depuis la mi-mars, la bourse remonte fortement, alors même que tous les indicateurs économiques ne cessent de se dégrader à un rythme jamais connu jusqu’à présent. Comment expliquer cette déconnexion entre l’économie réelle et la finance, ce que les anglo-saxons décrivent par la divergence entre Main Street et Wall Street ? Les marchés financiers réalisent-ils un simple rebond temporaire dans une tendance plus profondément baissière, ou bien ce mouvement peut-il se justifier en dépit des fondamentaux économiques désastreux ?

Main Street : une dynamique rompue !

Le coronavirus est un événement en tout point exceptionnel, et même historique ! Ce choc est tout d’abord universel, aucune zone géographique ou puissance économique n’ayant été épargnée. La complexité de cette crise est également unique puisqu’elle est à la fois sanitaire, économique et boursière. Enfin, l’interdépendance entre les diverses zones est si forte que, même si un pays semble s’en sortir, il ne peut redémarrer que partiellement car beaucoup de ses fournisseurs ou clients étrangers sont, eux, encore confinés ! L’extrême volatilité des marchés financiers est alors le reflet logique de l’ampleur des incertitudes et des retombées destructrices occasionnées par cette calamité naturelle.

Les nombreuses questions sanitaires entourant cette pandémie ne sont pas levées : peut-elle s’arrêter spontanément ou au contraire une seconde vague menace-t-elle, certains médicaments parviendront-ils à en atténuer significativement les effets, un vaccin sera-t-il découvert et quand… ? Confiner une population entière est une décision bien difficile à prendre, mais déterminer les procédures à appliquer pour lever le confinement pourrait se révéler être bien plus difficile encore, le risque étant d’annihiler éventuellement les bénéfices des mesures d’isolement. Le déconfinement sera d’autant plus complexe que, pour être un succès, il faut réussir à coordonner les décisions entre de très nombreux pays à travers le monde entier, alors même que leurs situations sanitaires, économiques et sociales respectives ne sont pas homogènes. Il est donc probable que le retour à la normale soit partiel et graduel, donc difficile et lent, d’autant que l’accès à des tests épidémiologiques fiables et à des masques en quantité suffisante est délicat tant les pays sont en compétition pour disposer de ces accessoires indispensables ! En dépit des obstacles éthiques que cela soulève, la traçabilité numérique des individus pourrait même être imposée afin de faciliter le retour à la normale des pays.

Le choc économique du confinement est exceptionnel par sa brutalité : c’est tout simplement du jamais vu dans l’histoire ! En janvier 2020, les grands organismes de prévision économique attendaient pour 2020 une croissance mondiale de +3,1% qui, seulement quatre mois plus tard, devient un recul de -1,5% ! La zone Euro devait croître de +1,2%, la récession attendue est maintenant de -4,6% ! Aux États-Unis, la croissance espérée de +1,8% devient -3,5% ! Aucune zone n’échappe à ces révisions spectaculaires qui pourraient même être aggravées encore, toutes les économies étant brutalement mises à l’arrêt. Même si une partie des habitants parvient encore à exercer son activité normalement ou sous forme de télétravail, la grande majorité de la population active des pays est désormais assignée à résidence. La consommation s’effondre, la production décroche, et le peu de logistique encore opérationnel peine à desservir les ménages et les entreprises.

Malgré les efforts spectaculaires des autorités, des faillites interviendront inévitablement et certains perdront leur emploi. L’économie réelle mettra du temps à se remettre de ce choc, et il est probable que le coronavirus modifiera en profondeur les comportements des agents économiques lorsque le confinement prendra fin. 

  • Pour les ménages :

Des pans entiers de biens et de services ne sont tout simplement plus accessibles à la consommation, c’est pourquoi des dépenses considérées jusqu’alors comme nécessaires pourraient être perçues demain comme superflues. L’affectation des dépenses discrétionnaires pourrait donc changer en profondeur, et bien des entreprises en seraient affectées (cf. accélération additionnelle du e-commerce…) ! Plus important encore, la crainte d’une résurgence du chômage, les heures supplémentaires ou les primes perdues sont autant de pertes de pouvoir d’achat encourageant les ménages à reconstituer une épargne de précaution plutôt que de consommer. Les soutiens à la Demande par les États pourraient ainsi en partie échouer car étant détournés au profit de la thésaurisation.

  • Pour les entreprises :

Au-delà de l’évident impact du confinement des employés, le coronavirus a mis en évidence les risques pesant sur beaucoup de productions du fait de l’insuffisance de réserves de pièces détachées, de la dépendance à l’égard de certains fournisseurs étrangers, ou même de la nécessité de relocaliser sur le territoire national certaines activités stratégiques (masques…). Les entreprises devront souvent remettre à plat leurs organisations (télétravail…) et la segmentation de leurs productions (flux tendus…), ce qui aura beaucoup d’incidences dans le monde entier, et plus particulièrement dans les pays émergents. De plus, la trésorerie, les lignes de crédits bancaires disponibles et la capacité à emprunter sont de nouveau prioritaires, puisqu’étant le gage de la survie à long terme : Cash is King ! Au-delà des interdits ou conditions imposés par les États en échange de leurs soutiens financiers, les rachats d’actions, le versement de dividendes aux actionnaires, mais aussi les investissements risquent de passer au second plan des priorités des chefs d’entreprises durant les prochains mois. La volonté de constituer une trésorerie de réserve plus conséquente pourrait donc nuire aux projets de relance de l’Offre par les États.

  • Pour les États :

Le coronavirus a mis en évidence le manque flagrant d’anticipation, des failles béantes d’organisation, mais aussi l’insuffisante coordination entre les gouvernements : tous ont échoué dans leur mission première, celle de protéger leur population ! Demain ne sera plus comme hier : le recentrage autour des missions régaliennes pourrait s’imposer, ou bien à l’inverse l’emprise des États pourrait être bien plus importante afin de sauver des secteurs d’activité ou bien pour restaurer une production domestique. La question de la souveraineté économique devient prioritaire dans de nombreux segments d’activité, quitte à sacrifier du pouvoir d’achat. La tentation du repli sur soi pour ne plus dépendre autant de l’extérieur sera très forte, et cela aura d’immenses implications politiques, économiques et sociales ! 

Le coronavirus ne va pas simplement suspendre temporairement nos habitudes et nos économies, mais il modifiera probablement significativement nos comportements et les institutions qui nous dirigent. L’investisseur de long terme devra tenir compte de ces changements lorsqu’il déterminera ses allocations de capitaux !

Wall Street : porté par la logique du quoi qu’il en coûte !

Afin de contrer cette crise en tout point exceptionnelle, les interventions des autorités ont été elles aussi historiques, et c’est cela que saluent les investisseurs actuellement ! Au-delà des sommes faramineuses engagées par les autorités, il convient d’applaudir les multiples assouplissements réglementaires contribuant eux aussi très largement à l’efficacité des dispositifs mis en œuvre. Les organisations supranationales apportent indiscutablement leur pierre à l’édifice, mais les États et les banques centrales sont au cœur des soutiens déployés. Toutes les zones ne sont toutefois pas égales devant cette crise : les pays riches peuvent s’autoriser par des emprunts additionnels ces crédits relais et ces soutiens budgétaires exceptionnels, ce qui n’est en revanche pas toujours le cas pour certains pays émergents !

Les leçons de la crise des subprimes ont été tirées : pour éviter que ce choc conjoncturel ne devienne structurel, les interventions se devaient d’être très rapides et très puissantes. Les autorités tentent en priorité de préserver l’outil de production et veulent éviter le chômage de masse et que la confiance dans l’avenir ne se détériore trop. D’un pays à l’autre, les modalités d’intervention varient toutefois beaucoup en fonction des structures sociales et des temporalités respectives. Le modèle économique de chaque pays, c’est-à-dire l’ampleur des parachutes sociaux pouvant s’ouvrir automatiquement dans ces circonstances, détermine par exemple l’ampleur des réactions nécessaires. L’Europe semble ainsi en faire moins que les États-Unis, mais cela s’explique par une socialisation bien plus forte des protections (chômage, santé…). De même, les premiers pays confinés sont aussi ceux qui en sortent le plus vite, retrouvant alors une certaine activité économique quand les autres sont paralysés. La Chine bénéficie ainsi paradoxalement de l’absence temporaire de concurrents occidentaux confinés, les parts de marché nationales ou internationales n’étant plus disputées, facilitant à moindre coût la reprise économique du pays ! Parce que les États bénéficient d’un coût de la dette plus faible que les autres agents économiques, ils assument logiquement la charge financière temporaire ou de long terme que cette pandémie implique. Ces soutiens ne sont toutefois permis que grâce à l’appui des banques centrales en premier lieu, mais aussi des banques et des marchés financiers. Les banques centrales s’engageant à acheter les émissions obligataires à venir des États, le coût de ces dettes restera sous contrôle et les financements seront assurés. Cette collaboration étroite entre les États et les banques centrales ne peut que rassurer les investisseurs : aujourd’hui, comme demain, il y a et il y aura un prêteur en dernier ressort !

« Quoi qu’il en coûte… » ! Il est impossible de faire aujourd’hui l’inventaire précis des milliards déversés par les États et par les banques centrales, ou bien encore d’estimer exactement le coût réel que ces interventions auront finalement. Il n’est en effet pas possible de savoir à l’avance l’ampleur des besoins exacts des entreprises et des ménages en termes de trésorerie, la durée des confinements n’étant souvent pas encore arrêtée. De plus, les impôts et divers prélèvements sociaux sont supposés être simplement reportés à plus tard, mais il est évident que dans certains cas ou pour des secteurs d’activité particulièrement affectés par cette crise, il faudra renoncer à récupérer tout ou partie de ces sommes. De même, lorsque l’État propose sa garantie totale ou partielle pour faciliter les crédits bancaires, tous les emprunteurs ne seront pas nécessairement solvables et en mesure de rembourser leurs dettes. Lorsque les États doivent recapitaliser ou bien nationaliser certaines entreprises, cela pourrait s’avérer être parfois une bonne opération financière, mais seul le temps le dira en fin de compte ! Le coût précis de toutes ces mesures ne pourra être précisément évalué que dans plusieurs années.

Les interventions monétaires et budgétaires ont apaisé, au moins temporairement, les marchés financiers. Le choc boursier a été extrêmement brutal, mais la probabilité de voir cette crise économique et sanitaire dégénérer aussi en crise financière s’estompe. À l’évidence le système bancaire tient : le relais du crédit est assuré et les garanties financières apportées par les États rassurent. Pour atténuer la volatilité du thermomètre que sont les marchés financiers, les banques centrales interviennent même parfois sur les obligations d’entreprises afin d’éviter que le coût de l’emprunt ne devienne prohibitif, notamment pour les débiteurs les plus fragiles. Si nécessaire, certaines banques centrales vont même jusqu’à ne plus tenir compte temporairement des ratings émis par les agences de notations internationales ! Sur certains marchés, les ventes à découvert qui favorisaient la spéculation à la baisse ont été temporairement interdites. Prêteur en dernier ressort et quoi qu’il coûte… difficile de s’opposer à un message aussi puissant !

Au-delà de ces soutiens financiers spectaculaires expliquant le rebond des marchés, l’investisseur doit s’interroger sur le type de reprise économique envisageable. Pour ce qui est de la croissance à venir, une partie de l’alphabet y passe : V, U, L, W ou I ! Le tableau proposé ci-joint n’a pas de valeur prédictive, il repose sur des constats du passé, mais les analogies historiques semblent difficilement exploitables. Une reprise en V, c’est-à-dire très rapide semble désormais exclue. Le U a nos faveurs et celles du consensus des investisseurs, les baisses des marchés d’actions étant d’ailleurs déjà de l’ordre de -20%. Le scénario en L sous-entendrait l’insuffisance ou l’échec des relances budgétaires au sortir du confinement, l’économie stagnant alors. Le W serait un scénario de début de reprise étouffé par des mesures de rigueur prématurées. L’exemple récent de la Grèce a toutefois démontré que l’austérité ne permet pas de redresser le ratio Dette/PIB, l’effondrement de la croissance, et donc du PIB, pouvant être aussi rapide voire plus rapide encore que l’amélioration de la dette. Ce scénario concluant à une erreur flagrante de politique économique nous semble peu probable. Enfin, le scénario en I est celui de l’absence totale de reprise économique, alors incohérent avec les discours de soutiens budgétaires majeurs envisagés par les États du monde entier. 

Pour ce qui est des valorisations, impossible d’être affirmatif quant à la cherté ou non des marchés tant que les procédures de déconfinement ne sont pas dévoilées et activées. Les marchés financiers ont été placés sous assistance financière : l’ampleur des liquidités déversées par les États et les banques centrales, et la tentation durant les prochains mois pour les ménages et les entreprises de reconstituer une cagnotte de précaution, atténue le risque de rechute violente. Les autorités accompagneront le déconfinement par une nouvelle vague majeure de soutiens financiers ciblés, certains pays privilégiant la consommation, la plupart se concentrant plutôt sur le soutien à l’activité des entreprises afin d’éviter une vague de faillites et le chômage que cela implique. Les sommes injectées devront être remboursées, pesant sur la croissance potentielle future, mais les autorités attendront que la croissance soit de nouveau suffisamment auto-entretenue pour répartir la charge de ces dettes entre les divers agents économiques. Notre conviction est qu’en dépit de la volatilité à attendre encore durant les prochains mois, la déconnexion entre l’économie réelle et la bourse est temporaire, que ce choc sanitaire sera conjoncturel, et que les soutiens sont si forts qu’en fin de compte Main Street rejoindra Wall Street, et non l’inverse.

Synthèse de nos vues :

  • Les obligations souveraines n’offrent plus de protection satisfaisante du fait de l’ampleur des émissions à venir. 
  • Les obligations d’entreprises solides doivent être privilégiées, les faillites pouvant frapper beaucoup d’entreprises notées High Yield. 
  • Les actions doivent être progressivement renforcées car, à l’horizon d’un an, elles devraient afficher de très fortes progressions de bénéfices. 
  • Les prix du pétrole restent dépendants du triptyque Arabie Saoudite – Russie – États Unis, les métaux industriels se redresseront, et l’or servira d’actif refuge de diversification. 
  • Les émergents présentent d’importantes fragilités fondamentales persistantes nous incitant à leur préférer les investissements dans les pays développés. 
  • Le Dollar pourrait rester versatile, notamment du fait de l’incertitude quant à l’élection présidentielle en fin d’année.

Main Street contre Wall Street

Vincent Lequertier
Vincent Lequertier

Vincent Lequertier a 25 ans d’expérience en gestion d’actifs. Après une carrière à la banque d’Orsay, il est successivement directeur adjoint actions puis directeur actions. Spécialiste de la gestion allocataire, il devient en Août 2015, le responsable de la gestion allocataire chez WeSave.fr.

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