Les taux s’écartent … l’étau se resserre ?
Depuis la fin août 2017, le marché obligataire souverain américain a été caractérisé par une forte remontée des taux d’intérêts, notamment pour les obligations ayant les échéances les plus éloignées. La contagion aux obligations d’État de nombreux autres pays a été immédiate. Les obligations souveraines étant un actif incontournable pour toute allocation financière diversifiée, il convient de déterminer si ce revirement est temporaire ou bien durable. De plus, après 35 années de baisse tendancielle de leur rendement, quel serait éventuellement l’impact d’un nouveau paradigme obligataire sur les autres classes d’actifs financiers ?
Rendement des taux à 10 ans souverains américains (en %)
Après plusieurs décennies en apesanteur, le retour sur Terre des obligations ?
La contrepartie de l’actuelle excellente synchronisation de la croissance économique mondiale est notamment que les soutiens monétaires exceptionnels insufflés par les banques centrales depuis le début de la crise des subprimes ne se justifient plus autant.
Aux États-Unis, la croissance a repris depuis 2009, et l’allègement fiscal massif qui vient d’être voté (1 500 Mds $ sur 10 ans) devrait contribuer à prolonger encore le cycle en cours. Au vu de la croissance et de l’inflation nationale, la banque centrale américaine (FED) a logiquement déjà remonté à cinq reprises ses taux directeurs depuis décembre 2015, et elle a même entrepris de réduire la taille de son Bilan. Alors que le Trésor américain devra émettre encore plus d’obligations tous les mois pour compenser ses déficits budgétaires, la FED se retire donc graduellement du marché obligataire à hauteur de 300 Mds $ en 2018, puis 600 Mds $ au-delà. Cette concomitance entre plus d’émissions obligataires d’un côté et le retrait d’un acheteur majeur de l’autre, exerce une pression haussière sur les rendements obligataires, sous peine de ne plus parvenir à séduire les investisseurs internationaux.
Mais cette hausse peut aussi s’expliquer par les tensions commerciales croissantes entre les États-Unis et plusieurs de ses créditeurs majeurs, à commencer par la Chine. En effet, la logique du plan économique de Donald Trump est de soutenir l’économie nationale, mais en évitant les déperditions dues au déficit commercial : « America First ! ». C’est pourquoi les relations économiques avec les grands pays exportateurs internationaux se dégradent actuellement. Mais ces pays étrangers détiennent un très important stock d’obligations américaines, et ils en sont un acquéreur régulier afin de placer les capitaux accumulés grâce à leurs excédents commerciaux. Une partie très importante des réserves de changes de la Chine (3 140 Mds $ fin décembre 2017) est placée sur les obligations du Trésor américain (autour de 1 180 Mds $ fin octobre 2017), soit plus de ⅓ des réserves de change du pays ! C’est pourquoi la récente dégradation de la note des États-Unis par l’agence de notation chinoise Dagong, tout comme les discours nettement plus circonspects des autorités chinoises vis-à-vis des obligations souveraines américaines, sont la partie immergée du bras de fer commercial opposant actuellement les deux premières puissances économiques au monde. Un des possibles « cygnes noirs » sur les marchés financiers en 2018 serait une soudaine vente des obligations américaines, mais tout le monde serait perdant dans une telle hypothèse ! En effet, les États-Unis ne parviendraient plus à se financer dans de bonnes conditions et les pays étrangers détenant des obligations américaines verraient la valeur de ces obligations décrocher.
10 principaux porteurs de la dette fédérale américaine (Mds $)
La remontée des rendements obligataires peut finalement s’expliquer par une prise de conscience que l’inflation pourrait revenir, tant par les matières premières que par les salaires (cf. https://blog.wesave.fr/2018/01/leclairage-du-gerant-19/). Si tel était le cas, la FED, mais aussi plusieurs autres grandes banques centrales, pourraient devoir durcir plus fortement et surtout plus vite leurs politiques monétaires.
Une normalisation obligataire oui, mais pas de krach en vue !
Les banques centrales ayant joué un rôle majeur afin de contenir la crise économique et financière récente, les investisseurs guettent logiquement toute inflexion de leurs communications et de leurs actions. Les circonstances économiques étant aujourd’hui plus favorables, elles souhaitent se retirer graduellement, afin de restaurer leurs instruments d’intervention si une nouvelle crise devait survenir. Les équilibres « naturels » des marchés pourraient donc se rétablir, à commencer par les marchés obligataires jusqu’à présent dénaturés par les multiples « quantitative easings ». Mais entre 2006 et 2016, la dette cumulée mondiale est passée de 348% à 390% du PIB. Le caractère extrêmement accommodant des politiques monétaires des banques centrales a permis de relancer la croissance mondiale, mais aux dépens d’une dette bien plus forte qu’auparavant. Tant que les taux d’intérêts restent bas, le service de la dette est supportable, mais si les taux d’intérêts devaient monter fortement, les défauts de paiements pourraient vite resurgir, notamment pour les agents économiques endettés à taux variables. Conscientes de leur « responsabilité morale », les banques centrales préféreront donc certainement laisser nos économies en légère surchauffe plutôt que de risquer de tout paralyser à nouveau par excès de zèle. Cette conclusion est également valable en cas de reprise de l’inflation : les banques centrales choisiront d’être en retard dans leurs durcissements monétaires plutôt que de casser la croissance mondiale et de devoir lutter à nouveau contre des tensions déflationnistes.
Pour ce qui est du « chantage aux obligations » exercé par certains pays pour refroidir les ambitions protectionnistes des États-Unis, il est peu probable qu’il soit mis à exécution. En effet, le stock d’obligations américaines détenu par ces pays étrangers verrait sa valorisation anéantie si un krach obligataire devait survenir. Par ailleurs, les pays étant en compétition les uns envers les autres lorsqu’il s’agit de lever des capitaux sur les marchés internationaux, une remontée des taux américains contraindrait les autres pays à remonter à leur tour leurs taux pour rester attrayants aux yeux des investisseurs. Ce n’est donc pas seulement le stock d’obligations américaines qui serait affecté par un krach mais toutes les obligations. Du fait de l’envol des taux d’intérêts, l’immobilier s’effondrerait à son tour et les agents économiques ne pouvant plus faire face à leurs dettes, une crise économique et financière majeure s’ensuivrait. Un tel appauvrissement mondial devant entraîner des secousses sociales majeures, aucun responsable politique ne devrait prendre un tel risque.
Par ailleurs, beaucoup d’institutions (banques, assurances,…) sont désormais contraintes par la réglementation de conserver systématiquement des obligations dans leurs Bilans afin de satisfaire aux ratios réglementaires de liquidité, de solvabilité,…, qui leur sont imposés. De même, les entreprises qui disposent d’une importante trésorerie n’ont que peu d’alternative à la liquidité offerte par le marché obligataire, sous peine de prendre de très forts risques sur la valorisation de cette trésorerie. Dès lors, même si les marchés obligataires devaient corriger encore, un flux régulier d’acheteurs d’obligations se maintiendrait car, sauf défaut de l‘emprunteur, le capital et un intérêt sont finalement acquis à terme au porteur d’une obligation.
Le cycle économique ayant repris depuis plusieurs années, c’est donc plutôt un tassement de la croissance mondiale qui devrait intervenir dans les prochaines années plutôt qu’une accélération significative additionnelle. Les investisseurs n’ont alors pas forcément intérêt à se délester de leurs obligations. Une normalisation des marchés obligataires est donc le scénario le plus probable, ce qui n’exclut pas quelques secousses ponctuelles. En effet, les corrections des marchés obligataires s’opèrent généralement par « marches d’escalier » : une tension soudaine, puis un palier durable. Ce n’est donc pas tant l’ampleur de la remontée des taux qui doit a priori inquiéter les investisseurs, mais les chocs ponctuels. Les banques centrales et les statistiques d’inflation devraient insuffler le tempo aux marchés obligataires.
Croissance du Produit Intérieur Brut (Révisions des projections par rapport à oct. 2017)*
Quelle allocation d’actifs privilégier dans un tel contexte ?
Dans l’hypothèse d’une normalisation graduelle du marché obligataire, quelle allocation d’actifs faut-il favoriser ?
Les investisseurs étant conscients du risque obligataire, ils ne seront donc pas pris à contre-pied et ils ont déjà probablement alloué leurs capitaux de façon à limiter leur sensibilité au risque obligataire. Les obligations d’État ayant été l’actif financier le plus fortement accumulé dans les Bilans des banques centrales, ce sont logiquement elles qui sont les plus fragilisées par la normalisation en cours. Les obligations ayant les échéances les plus éloignées étant les plus sensibles aux évolutions potentielles des taux d’intérêts, elles sont donc une source de volatilité dans les portefeuilles. En fin de compte, la question pour tout investisseur envisageant de s’alléger ou de sortir des obligations d’État est de savoir alors sur quel autre support financier il est possible de rester investi.
Les obligations d’entreprises restent un support d’investissement intéressant dans la mesure où la croissance économique mondiale est solide et que les réformes fiscales vont plutôt dans le sens d’une amélioration des bénéfices dégagés, d’où une meilleure solvabilité. Les obligations à haut rendement (« High Yield ») nous semblent en revanche offrir une rémunération trop modeste au regard du risque pris.
Les marchés d’actions restent attrayants toutes zones géographiques confondues car la croissance économique est bien synchronisée et les bénéfices sont au rendez-vous lors des diverses publications. En dépit de la remontée des taux d’intérêts, le coût de la dette reste modéré au vu des perspectives de croissance. Ainsi, les trésoreries accumulées étant généralement plantureuses, les investissements ou achats de concurrents sont faciles à financer et offrent de nouvelles perspectives bénéficiaires à terme. Les rachats d’actions devraient se poursuivre, ce qui soutient aussi les marchés. En revanche, les dividendes seront bientôt en concurrence avec les rendements des obligations puisque ceux-ci remontent actuellement. Pour séduire les investisseurs, les dirigeants des entreprises pourraient donc envisager de relever les dividendes versés aux actionnaires. La décision des États-Unis de baisser fortement la fiscalité sur les entreprises pourrait par ailleurs inciter d’autres pays à en faire autant, sous peine d’être progressivement marginalisés : la hausse des bénéfices des entreprises pourrait alors être généralisée et durable ! La valorisation des marchés d’actions est élevée, mais tant que la croissance et les bénéfices restent solides, la hausse pourrait se poursuivre encore, mais la nervosité des investisseurs devrait s’intensifier, provoquant des soubresauts fréquents.
L’or pourrait bénéficier de flux favorables, car c’est une classe d’actifs qui pourrait servir de « sanctuaire » temporairement, tant que les obligations n’ont pas achevé leur normalisation. Les autres matières premières seront très dépendantes de la qualité du cycle économique, et notamment de la qualité de la croissance chinoise, ce pays en étant de loin de plus grand consommateur au monde.