Des continents à la dérive. Certains qui convergent, occasionnant des frictions violentes. D’autres qui divergent, accentuant les fossés qui les séparent. La théorie de la tectonique offre un écho étrangement familier à l’épargnant qui souhaite aujourd’hui décrire le contexte économique et financier dans lequel il évolue. Si les convulsions de court terme sont difficiles à anticiper, explorons toutefois ensemble certaines tendances structurelles, ceci afin de mettre en relief l’attrait que plusieurs actifs financiers devraient encore exercer, mais aussi la méfiance que d’autres pourraient durablement susciter.
«The Big One» ?
La Chine, seconde puissance économique mondiale, contrainte de recourir à la dévaluation compétitive «The Big One», tel est le nom donné au tremblement de terre dévastateur qui pourrait affecter un jour les Etats-Unis. Depuis le mois d’août, un séisme financier majeur ravage la planète boursière. Son épicentre a été l’initiative chinoise de dévaluer sa devise, et sa magnitude a été si puissante qu’elle a été ressentie à travers le monde entier et par toutes les classes d’actifs. Il ne pouvait en être autrement, car lorsque la seconde puissance économique au monde (i.e. 13.5% du PIB mondial) a recours à la «manipulation» des taux de changes pour conforter provisoirement sa compétitivité, les économistes ne peuvent que s’alarmer quant aux perspectives économiques du pays et, ce faisant, de celles du reste du monde. L’onde de choc a en premier lieu touché les pays émergents, et les dommages pourraient y être durables. En effet, cette annonce a fait prendre conscience aux investisseurs de l’actuelle convergence de rythme économique entre la plupart des pays émergents et celui des pays développés. Jusqu’alors, le surcroît de dynamique que ces pays laissaient espérer justifiait de les créditer d’une prime de croissance, et donc d’y allouer une part significative des capitaux disponibles. Mais dès lors que cette croissance s’estompe, pourquoi supporter un risque de devise très élevé, ou encore devoir batailler afin de rapatrier les capitaux qui y sont investis? Mieux vaut privilégier alors les investissements dans les pays développés, puisque ceux-ci bénéficient d’une bien meilleure liquidité. Par ailleurs, si les investisseurs sont méfiants à l’égard des pays émergents, c’est aussi parce qu’ils sont particulièrement tributaires du comportement des prix des matières premières. Ainsi, si quelques pays développés sont également concernés par ces chutes majeures de revenus (cf. Canada, Australie,…), les pays émergents concentrent l’essentiel des productions de matières premières, et c’est ce qui explique en partie que certains d’entre eux soient déjà en récession (cf. Brésil, Venezuela,…). La Chine absorbe près de 12% du pétrole mondial et consomme près de la moitié du charbon et des métaux industriels … tout ralentissement économique chinois efface donc une part importante du pouvoir d’achat des pays émergents. Ces baisses de revenus impactent donc non seulement les échanges de matières premières, mais aussi ceux de tous les produits et services que ces pays ne peuvent plus se permettre d’acheter. Les pays émergents, et notamment ceux qui sont les plus exportateurs de matières premières, risquent donc d’être durablement mis à l’écart ou tout au moins sous-pondérés dans les allocations internationales.
Les répliques
Les pays émergents ne pourront que dévaluer leurs devises si la Chine en prend de nouveau l’initiative Comme lors de tout tremblement de terre de grande ampleur, des répliques se produisent, et ce sont souvent les plus destructrices car elles interviennent sur des structures déjà fragilisées. La décision de la Chine de dévaluer sa devise risque d’inciter d’autres pays émergents à dévaluer à leur tour leur monnaie, ceci afin de préserver leur propre compétitivité. En effet, dans ces pays, du fait de la faiblesse de la protection sociale, des émeutes sanctionnent très vite toute chute de pouvoir d’achat des ménages. C’est pourquoi, afin de préserver la paix sociale, il est tentant d’avoir recours à la dévaluation de sa devise, et de sauvegarder ainsi l’activité économique du pays. Mais si les produits sont alors rendus artificiellement compétitifs (aux dépens d’autres pays émergents?), les importations coûtent en revanche désormais bien plus cher. Cette situation est alors génératrice d’inflation importée dans le pays qui a dévalué. Par ailleurs, les distorsions entre les riches et les pauvres y deviennent encore plus flagrantes du fait de l’inaccessibilité croissante aux produits étrangers, ce qui est source de tensions sociales. L’inflation importée étant nuisible au pouvoir d’achat des ménages, c’est pourquoi il faut ensuite recourir à une politique monétaire restrictive. Toutefois, celle-ci pénalise l’accès au crédit et provoque la réappréciation de la devise du pays … le ralentissement économique n’aura en fin de compte été que retardé, et risque même d’être finalement plus brutal encore! Nous venons d’envisager les effets d’une dévaluation sur l’activité réelle. Mais sur le plan strictement financier, les pays émergents ont souvent une part significative de leurs dettes libellées en devises étrangères … toute dévaluation renchérit donc mécaniquement d’autant le service de leur dette! De plus, la dévaluation a aussi pour conséquence immédiate de décourager les investisseurs internationaux de placer leur argent dans le pays. En effet le surcroît d’activité engendré par la dévaluation ne compense généralement pas l’effet négatif de la dépréciation de la devise … la valeur de l’investissement est en fin de compte souvent plus faible et, à coup sûr, très volatile et aléatoire. Cette incertitude conduit à appliquer une prime de risque aux emprunteurs du territoire, ce qui assèche très vite la capacité du pays à lever des fonds. Afin d’attirer de nouveau les capitaux internationaux, il est nécessaire d’offrir des rendements plus généreux. C’est pourquoi il faut alors généralement recourir à une hausse des taux d’intérêts du pays ce qui, comme nous l’avons vu précédemment, a un effet dépressif sur l’activité. En fin de compte, les dévaluations engendrent un transfert temporaire de parts de marchés entre les pays, mais elles ne font généralement que différer les ralentissements économiques.
Les fractures
La FED privilégie la vision de court terme à celle de long terme La tectonique enseigne que les divergences entre les continents ont parfois des conséquences géologiques plus impressionnantes encore que les convergences. Si les implications de la dévaluation chinoise seront très fortes pour l’ensemble des pays émergents, les pays développés en ressentent pour leur part eux aussi, déjà, de très importants effets. Ainsi, depuis le début de l’année, la banque centrale américaine (FED) avait préparé les esprits à un graduel rehaussement de ses taux directeurs. Cette mesure visait à retirer une fraction des liquidités injectées durant la crise, et cela de manière à disposer d’une plus vaste capacité d’intervention en cas de nouveau ralentissement économique. Cette décision s’appuyait confortablement sur de solides indicateurs économiques américains, au bémol près de l’inflation, cette dernière étant pénalisée par l’effondrement des prix des matières premières depuis un an. Mais l’annonce estivale de la Chine a engendré une volatilité extrême des marchés financiers. Plutôt que de s’en tenir à son schéma rationnel initial, la FED a alors préféré temporiser, au risque de laisser penser aux investisseurs que sa politique monétaire relèverait désormais du discrétionnaire. Le très fort décrochage boursier qui s’en est suivi souligne que la crédibilité de la FED en a été affectée, et qu’il lui faudra batailler afin d’effacer une telle erreur de communication. En effet, puisqu’elle a confessé craindre pour la croissance économique mondiale, elle a conforté les anxieux dans leurs convictions et inquiété les optimistes. Quand bien même elle relèverait ses taux d’intérêts d’ici la fin d’année, le mal a été fait! Pour sa part, dans le cadre de son «quantitative easing», la banque centrale européenne (BCE) a décidé d’assouplir la contrainte qu’elle s’était imposée de n’acquérir que 25% des émissions d’obligations souveraines, de façon à pouvoir aller désormais à 33% … implicitement, elle se laisse donc la possibilité d’accroitre la dimension de son «quantitative easing»! Par ailleurs, suite aux dernières statistiques d’inflation, la BCE a multiplié les discours accommodants, laissant augurer d’un possible allongement de la durée, d’un accroissement de la taille, ou encore d’un assouplissement complémentaire des paramètres de son «quantitative easing». Les investisseurs anticiperont donc des politiques monétaires américaines et européennes plutôt favorables aux marchés financiers, et se posera d’autant plus fortement la question de comment interrompre ces perfusions monétaires dont l’efficacité sur l’économie réelle est débattue! En fin de compte, la dislocation entre les pays développés et les pays émergents devrait s’intensifier. En effet, les pays développés seront confrontés à des situations durables de faible inflation (cf. désinflation importée des pays émergents du fait des dévaluations et des prix des matières premières) et devront donc persévérer dans des politiques monétaires accommodantes. En revanche, les pays émergents seront confrontés à plus d’inflation (cf. impact des dévaluations sur l’inflation importée) et devront donc plutôt durcir à terme leurs politiques monétaires. Le fossé économique et monétaire entre les pays développés et les pays émergents devrait donc s’accroître durant les prochaines années, et les allocations financières des investisseurs devront intégrer ces dispersions croissantes.
Quelques considérations de marchés
Par simple effet de cyclicité (cf. surcroit d’activité pour la préparation des fêtes de fin d’année), il est probable que de nombreux pays émergents bénéficieront d’un redressement économique conjoncturel durant l’automne. Toutefois, les incertitudes entourant leurs perspectives économiques et financières de plus long terme sont telles que les rebonds boursiers dont ils pourraient bénéficier risquent d’être éphémères. Le palier que marquent actuellement les prix des matières premières sera intéressant à analyser sur la durée, dans la mesure où plusieurs entreprises du secteur ont lancé des OPA sur des concurrents, ce qui, au-delà de l’opportunisme, traduit une certaine confiance dans l’avenir. De plus, une simple stabilisation des prix des matières premières améliorerait la perception qu’ont les investisseurs à l’égard de nombreux pays émergents et, implicitement, du cycle économique. Les banques centrales des pays occidentaux seront plutôt amenées à entretenir la profusion de liquidités en circulation. Puisque les rendements obligataires devraient donc rester très faibles dans ces zones, cela justifiera d’y rechercher des rendements complémentaires, notamment au travers des marchés d’actions. Toutefois, la volatilité des actions risque de demeurer désormais plus structurellement élevée, et l’actuelle faiblesse des rendements obligataires limite dorénavant la capacité de cette classe d’actifs à amortir les phases de repli des actions. L’Europe étant plus exposée que les Etats-Unis aux émergents (i.e. 30% des chiffres d’affaires des entreprises européennes contre 15% seulement pour les sociétés américaines), la volatilité des actions européennes pourrait être la plus intense des deux. Néanmoins, le cycle économique est moins avancé en Europe, c’est pourquoi les marges des entreprises y ont encore un fort potentiel d’amélioration additionnel et que, contrairement à la FED, la BCE restera accommodante d’ici la fin 2016. Enfin, les dynamiques de rachats d’actions, de versements de dividendes et de fusions et acquisitions devraient rester fortes dans un contexte de croissance économique anémiée. Tant que le régime d’extrême liquidité mondiale perdurera, il conviendra de rester exposé aux marchés d’actions, mais il est préférable de privilégier toutefois les pays développés du fait de leurs meilleures liquidités et parce que leurs devises sont moins fluctuantes.