Date de publication : 4 mars 2021

Après les insurgés du Capitole s’attaquant au symbole de la démocratie américaine, des révoltés de Wall Street s’en sont pris à l’emblème de la finance mondiale. Une armée de petits investisseurs anonymes a en effet coordonné ses interventions pour tenter d’abattre quelques Hedge Funds, tout en cherchant à réaliser d’importants gains boursiers. Faut-il s’attendre à voir se multiplier ce type d’offensives, les marchés financiers peuvent-ils en être structurellement affectés, et quelles conséquences cela pourrait-il éventuellement avoir sur les choix d’allocations d’actifs ?

Qu’est-ce qu’un « Hedge Fund » ?

Les Hedge Funds proposent des services de gestion financière alternative. À la différence d’une gestion traditionnelle dont la performance dépend directement de la dynamique favorable ou non des marchés financiers, la gestion alternative cherche à servir à sa clientèle une performance systématiquement positive, peu corrélée à l’orientation des marchés, et limitant autant que possible la volatilité des valorisations quotidiennes du fonds.

La méthode couramment employée pour atteindre ces objectifs consiste à prendre simultanément deux positions de même taille sur les marchés, l’une à l’achat (i.e. la position « long ») et l’autre à la vente (i.e. la position « short »), en pariant sur le fait que le différentiel de valorisation entre ces deux positions aura évolué favorablement lorsqu’il sera clôturé plus tard. Il s’agit donc d’une gestion de convictions (même si cela s’appuie beaucoup sur des modèles quantitatifs), où le gérant est soit persuadé de la bonne performance à venir de l’actif qui a été acheté, ou bien s’attend plutôt à une baisse prononcée de l’actif qui a été vendu, voire espère deux mouvements conjointement favorables.
Cette stratégie peut être déclinée sur tous les actifs financiers. Il est ainsi possible par exemple d’acheter Peugeot et de vendre Renault, d’acheter de l’or et de vendre de l’argent, d’acheter du blé et de vendre du riz, d’acheter des obligations de l’État allemand et de vendre celles de l’État italien… Les combinaisons sont infinies et peuvent même se faire par association de classes d’actifs différentes, l’important étant que la différence de valorisation entre les actifs achetés et ceux vendus (on appelle cela le « spread ») évolue finalement dans le bon sens et que les risques associés à ces positions restent maîtrisés.

La mauvaise réputation des Hedge Funds tient principalement au fait que, pour gagner de l’argent sur l’actif vendu, il faut que celui-ci baisse. Lorsqu’il s’agit d’une entreprise, l’idéal pour le Hedge Fund est que la société fasse même faillite, puisqu’il aura alors gagné 100% de la mise sur ce seul actif vendu. Autrement dit, le Hedge Fund profite alors du malheur de la société, de ses employés, de ses créanciers, de ses actionnaires,… Mais, même lorsque l’actif est acheté et qu’il monte fortement, cette spéculation peut avoir des conséquences graves, telle une famine dans le cas de produits alimentaires devenant inabordables ! Les Hedge Funds sont aussi régulièrement accusés d’intensifier la volatilité des marchés par leurs interventions brutales et souvent simultanées, leurs gestions reposant sur des modèles financiers voisins. De plus, parce que les activités des Hedge Funds nécessitent souvent l’emploi de stratégies financières complexes, les frais prélevés sont particulièrement élevés. Enfin, ce sont en priorité les grandes fortunes qui se voient proposer ces stratégies, d’où une image élitiste affectant ces gérants de fonds.

Mais il faut vite nuancer ces propos. Les particuliers accédant en fait désormais assez facilement à beaucoup de ces fonds, leur caractère élitiste est donc moins fondé que par le passé. Les frais prélevés sont proportionnels aux gains réalisés, autrement dit, il y a une certaine convergence entre les intérêts du client et ceux du Hedge Fund, et les frais ont généralement baissé durant les dernières années. Pour ce qui est du caractère non éthique des Hedge Funds, il faut peut-être aussi plutôt considérer certains d’entre eux comme étant des sortes de « lanceurs d’alerte », identifiant parfois des pratiques comptables indélicates (cf. affaire Wirecard en Allemagne, où même le régulateur des marchés financiers allemand a défendu à tort, pendant plusieurs années, cette société !), dénonçant des dirigeants d’entreprises incompétents, repérant des sociétés trop chèrement valorisées au vu de leurs fondamentaux actuels et de leurs perspectives, forçant les entreprises à se remettre en cause et à s’améliorer… et cherchant, en fin de compte, par leur activisme (i.e. leurs positions « short »), à protéger les épargnants de certains excès boursiers. Leur jugement à l’égard des actifs financiers peut ainsi être un contrepoids très instructif et utile face aux convictions des gérants traditionnels et des analystes financiers qui, eux, ont tout intérêt à ce que l’actif ne cesse de monter. Pour ce qui est de leur contribution au fonctionnement des marchés financiers, les Hedge Funds assurent quotidiennement la contrepartie à l’achat et à la vente de très nombreux ordres en bourse d’investisseurs traditionnels voulant à l’inverse vendre ou acheter : ils améliorent donc la « liquidité » des marchés financiers.

Qui sont les « RobinHooders », et pourquoi maintenant ?

Les RobinHooders sont des investisseurs particuliers américains, appelés ainsi du fait de RobinHood (Robin des Bois, en français), la plateforme de négociation en bourse par laquelle ils transmettent de plus en plus souvent leurs ordres. Les particuliers américains ont traditionnellement toujours eu une présence significative sur les marchés financiers, notamment parce que c’est un moyen essentiel pour se constituer un patrimoine en vue de la retraite. Qu’est-ce qui différencie alors la situation actuelle du passé ? Il y a probablement aujourd’hui une conjonction de facteurs ayant facilité la constitution de cette puissante communauté de petits porteurs activistes en bourse.

La plateforme de trading en bourse RobinHood séduit de plus en plus les particuliers, le passage d’ordres se faisant sans qu’aucune commission boursière ne soit prélevée ! Ce sont désormais plus de 13 millions d’utilisateurs, dont l’âge moyen est de 32 ans, qui emploient cette plateforme dont la facilité d’utilisation conduit souvent à des comportements d’addiction au trading financier. Comment RobinHood gagne-t-il sa vie et comment peut-il éviter de devoir prélever ces commissions ? Certains courtiers en bourse,  notamment Citadel, sont prêts à rémunérer RobinHood pour obtenir la quasi-exclusivité d’exécution de ces ordres d’investisseurs particuliers (environ ⅔ de ces ordres) et attirer ainsi les flux financiers d’investisseurs institutionnels souhaitant trouver des contreparties pour leurs propres ordres. Citadel centralise aujourd’hui près de 40% de tous les ordres sur les actions aux États-Unis. Signalons que des soupçons de collusion entre Citadel et quelques Hedge Funds ont défrayé la chronique par le passé, ces derniers étant accusés de profiter de la connaissance par Citadel des ordres des particuliers pour placer des ordres dans le même sens juste avant eux, profitant ainsi de leur impulsion pour réaliser des bénéfices indus : c’est ce qu’on appelle le « front running » ! Ceci contribue notamment à expliquer une partie du ressentiment des particuliers à l’encontre de certains Hedge Funds.

Un second facteur technologique contribue aujourd’hui à la constitution de cette importante communauté de particuliers en bourse : le développement des réseaux sociaux. En l’occurrence, c’est le réseau social Reddit (50 millions de membres) et son forum spécialisé sur la finance « WallStreetBets » qui est au cœur de l’actualité. Comme pour tout réseau social, chacun vient avec ses propres motivations, avec son bagage culturel, et tire parti des forces et des faiblesses du réseau. Ce forum, bien que très populaire, est toutefois très controversé, notamment parce que des messages extrêmement virulents souhaitent ouvertement la faillite de certains Hedge Funds. De plus, les recommandations boursières y sont souvent complètement déconnectées des fondamentaux, l’important étant surtout de créer un mouvement de foule. En effet, c’est le flux marginal qui importe en bourse car c’est lui qui provoque une pression plus ou moins forte à l’achat ou à la vente et fait décaler les prix. Quels que soient les motifs pour lesquels les particuliers s’intéressent aux « WallStreetBets », il est certain que si beaucoup d’entre eux agissent dans le même sens et en même temps sur un même actif en bourse, cela aura un impact significatif sur son prix. Tout peut se dire sur ce forum, certains « gourous » tel Elon Musk y ont une audience folle, mais c’est aussi un terrain propice à bien des mensonges et manipulations. Il est par exemple désormais établi que beaucoup de faux profils y ont été créés, en réalité des robots informatiques, destinés exclusivement à lancer ou à entretenir certaines rumeurs, provoquant ou favorisant ainsi des comportements de meute en bourse.

L’actuelle situation sanitaire exceptionnelle explique aussi ces flux boursiers atypiques des ménages américains. L’État américain, grâce à l’appui quasi illimité de la Banque centrale américaine (FED), a en effet octroyé des chèques très importants à la population pour compenser les effets financiers de cette crise. Ces sommes ont été souvent épargnées (en moyenne 18% du revenu depuis un an, contre 8% habituellement), soit par crainte de l’avenir, soit parce qu’il est souvent simplement impossible de dépenser normalement cet argent. De plus, les confinements ou interruptions d’activité ont privé les américains de beaucoup de loisirs, et cette oisiveté s’est souvent traduite par un regain d’intérêt pour les recommandations en bourse de Reddit. Les ménages américains ont en effet l’habitude des marchés financiers, et ils n’hésitent pas à saisir certaines opportunités boursières majeures, comme celle du printemps 2020 par exemple. Des plus-values souvent très importantes ont ainsi été réalisées, et il est tentant de continuer de « jouer » lorsque l’on gagne.

Les RobinHooders veulent s’enrichir rapidement, ou tout perdre, peu importe. Ils sont guidés par leur slogan « YOLO », signifiant « You Only Live Once » (i.e. on ne vit qu’une fois). Mais au-delà de l’appât du gain financier, ce qui caractérise aussi les RobinHooders c’est leur inhabituel activisme. Cette génération s’inscrit à l’évidence dans l’actuel mouvement mondial de défiance à l’égard des élites, souhaitant que les « totems » soient renversés, et les Hedge Funds en sont indiscutablement un pour la finance. Ce combat de David face à Goliath, c’est celui du juste contre le mal et, plus généralement, celui de l’Investissement Socialement Responsable (ISR). À leurs yeux, alors que l’économie s’effondre, il faut abattre les Hedge Funds cherchant à faire des profits aux dépens des plus fragiles, comme ce fut le cas durant la crise des « subprimes ». Les Hedge Funds sont aussi perçus comme les serviteurs des riches, et doivent tomber car l’appropriation des revenus et des patrimoines par cette minorité de personnes dans le monde suscite la révolte… ou bien l’envie ! Les inégalités sont un puissant moteur pour ces révoltés, dignes héritiers de ceux d’ « Occupy Wall Street » en 2011. Ajoutons enfin qu’un côté affectif à l’égard de certaines sociétés du passé (GameStop pour les jeux vidéo, AMC pour le cinéma, Blackberry pour la téléphonie…) contribue peut-être aussi à désigner certaines cibles de leurs interventions en bourse.

Le « Short », la principale faille des Hedge Funds !

Les RobinHooders interviennent parfois en bourse au mépris complet des fondamentaux économiques, certes, mais leur stratégie n’est pour autant dénuée ni de cohérence, ni d’efficacité. Ce qui fait la spécificité de leurs attaques récentes à l’encontre des Hedge Funds, c’est qu’ils ont identifié une importante faille dans leur modèle : le « Short » ! Pour apprécier cette faiblesse, il faut bien comprendre la mécanique se cachant derrière. 

Pour pouvoir vendre à découvert une action (i.e. la « shorter »), il est nécessaire au préalable de l’avoir empruntée auprès d’un détenteur, moyennant rémunération. Plus l’action est difficile à emprunter, plus le coût de l’emprunt temporaire sera évidemment élevé. Pourquoi un actionnaire serait-il prêt à prêter temporairement ses actions au Hedge Fund ? Pour améliorer son rendement final, puisque de toute façon il recouvre ensuite la pleine propriété de ses actions. Ainsi, un assureur ayant par exemple l’obligation de conserver à très long terme certaines actions dans son bilan pourrait améliorer leur rendement en les prêtant ponctuellement. Si le coût de l’emprunt est élevé, le Hedge Fund aura tout intérêt à ce que la baisse du titre qu’il espère arrive à brève échéance, quitte même à contribuer à la provoquer en faisant état publiquement des faiblesses de la société « shortée ». S’agit-il alors d’une manipulation de cours, ou bien d’un simple partage d’informations avec l’ensemble de la communauté d’investisseurs pour que ces derniers prennent conscience de la surévaluation boursière de la société « shortée » ?

Pour le Hedge Fund, le coût de l’emprunt reste toutefois un stress mineur par rapport à l’ampleur des pertes que le « Short » peut engendrer. Il y a en effet asymétrie entre le gain potentiel à attendre d’un « Short », 100% au maximum, et le risque de perte que le Hedge Fund peut devoir assumer, puisqu’en théorie le prix peut monter à l’infini. Au mieux, c’est-à-dire dans le cas de la faillite de l’entreprise vendue, le Hedge Fund gagnera 100% de sa mise, déduction faite du coût de l’emprunt. Mais, au pire, il doit toujours payer le coût de l’emprunt, et il peut en plus perdre 2 fois, 10 fois, 100 fois sa mise si le titre flambe à la hausse, d’où une nécessaire gestion très étroite des risques pris. Cette description du risque encouru par le Hedge Fund lors du « Short » ne tient même pas compte des éventuels effets de levier qu’il peut avoir mis en place au travers des marchés d’options ou autres stratégies complexes ! Si les limites de risques tolérables du Hedge Fund sont atteintes, il rachètera par lui-même les actions « shortées » et actera alors sa perte sur cette opération, voire il peut y être contraint dans certaines circonstances par les autorités de tutelle des marchés.

Les RobinHooders se sont appuyés sur cette asymétrie du risque pour asphyxier certains Hedge Funds, en faisant s’envoler les prix de certaines actions identifiées comme étant particulièrement « shortées ». La plus emblématique a été l’action de la société GameStop. Cette entreprise, connue en France sous la marque Micromania, est un vendeur de jeux vidéo physiques, autrement dit une société dont le modèle économique est aujourd’hui directement remis en cause par la dématérialisation des jeux vidéo et par la concurrence de sociétés comme Amazon. Au vu des très mauvaises perspectives de cette société, la démarche des Hedge Funds de « shorter » ce titre était donc parfaitement raisonnée. Il pouvait être par exemple cohérent pour le Hedge Fund d’acheter en face (i.e. être « Long ») Microsoft qui, elle, est bien positionnée à la fois sur les consoles et sur les jeux de nouvelle génération. Mais, par leurs achats groupés, les RobinHooders sont parvenus à faire flamber la valorisation boursière de GameStop, passant de 1,3 Mds $ fin 2020 à 24,2 Mds $ le 27 janvier 2021, soit une multiplication par près de 19 fois de sa valeur en un mois ! Aucun Hedge Fund ne pouvant évidemment avoir une telle tolérance aux pertes sur une position, il leur a donc fallu se racheter en urgence, quel que soit le prix, contribuant d’ailleurs à entretenir la hausse de GameStop. Pour être complet, le 22 janvier, GameStop a tout simplement été ce jour-là le titre le plus traité au monde, surpassant les Apple et autres Amazon ou Google ! Autrement dit, de nombreux investisseurs professionnels, y compris des Hedge Funds, ont eux aussi cherché à exploiter à leur profit l’extrême volatilité du titre : les RobinHooders ne sont pas les seuls à avoir voulu profiter du festin !

Revenons à notre exemple du couple GameStop-Microsoft. Pour couvrir ses pertes, le Hedge Fund pris à revers sur GameStop est obligé de revendre sa position sur Microsoft… mais pas seulement ! Ses pertes sont beaucoup trop fortes, et il doit déboucler la plupart, voire tous les autres « Long-Short » de son portefeuille. Ce faisant, il met la pression sur ses confrères qui, bien que n’étant pas exposés à GameStop, l’étaient en revanche sur les autres positions débouclées en urgence. Il y a donc un effet domino entre Hedge Funds. Pour les Hedge Funds, les pertes cumulées pourraient avoisiner les 70 Mds $, dont 20 Mds $ sur le seul titre GameStop. Mais les Hedge Funds ne sont pas les seuls affectés, les gestions traditionnelles le sont elles aussi ! Ces débouclements de positions en chaîne par les Hedge Funds expliquent en effet indiscutablement la très mauvaise tenue boursière fin janvier de beaucoup de chouchous de la cote, telles que les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), car les Hedge Funds étaient consensuellement « Long » sur ces sociétés. La performance des gestions traditionnelles a donc souffert de ces ventes sur les poids lourds de la cote américaine. De plus, les gestions traditionnelles ont rarement profité de l’extraordinaire et inattendue performance des compagnies aériennes, des sociétés foncières, des valeurs de cannabis, et autres « Shorts » en cours des Hedge Fund que ces derniers se contraignaient à racheter, puisqu’étant elles aussi le plus souvent à l’écart de ces sociétés du fait de leurs mauvais fondamentaux, de leurs valorisations élevées, ou intervenant sur des thématiques jugées non socialement responsables. Au vu de ces divers impacts, se pose alors la question du possible caractère systémique ou non du désordre boursier provoqué par les RobinHooders !

Une possible diffusion du phénomène, que faire, les régulateurs vont-ils intervenir ?

Peut-il y avoir des effets de contagion ? Les interventions des RobinHooders ont eu pour effet de faire remonter la volatilité des actions américaines (37,21% à la fin du mois de janvier, contre 22,75% fin 2020 pour l’indice VIX), incitant les gestions à réduire au moins temporairement leurs expositions aux actions. Parce qu’il y a toujours des arbitrages entre places internationales, les mouvements observés sur les actions américaines se sont automatiquement diffusés vers les autres zones. Par ailleurs, appliquant le principe de précaution, les Hedge Funds ont préféré réduire leurs positions « Short » (et donc aussi leurs « Long »), quelle que soit la zone, afin d’éviter de voir se répéter un scénario à la GameStop. Mais la contagion n’a pas été cantonnée aux actions car, comme nous l’avons vu, les Hedge Funds ont souvent des positions sur de multiples actifs financiers. C’est sur l’argent-métal et sur les sociétés liées à ce thème que le phénomène a été le plus visible puisque les RobinHooders ont, là aussi, essayé de prendre à revers les « Short », parvenant à le faire monter de +7,6% le 1er février. Mais la taille du marché de l’argent-métal n’a rien à voir avec la capitalisation d’une GameStop (autour de 1 800 Mds $, soit 75 fois plus important que GameStop à son pic de valorisation), c’est pourquoi, dès le lendemain, l’argent-métal avait déjà effacé toute sa hausse.

Quelques observations et conclusions peuvent déjà être avancées. À priori, tous les actifs financiers peuvent faire l’objet du même type d’offensive, mais c’est avant tout sur les actifs de faible taille boursière que c’est le plus efficace, les RobinHooders ayant alors un rapport de force significatif. Par ailleurs, l’ampleur des effets de levier pris par les Hedge Funds détermine la vitesse à laquelle leur seuil de tolérance à la douleur est atteint, les contraignant à couper leurs positions. Il convient de se rappeler que ce qui a été acheté par les RobinHooders devra un jour être revendu, autrement dit la pression à la hausse sur les prix deviendra un jour une pression à la baisse, et cela peut parfois arriver plus vite que les RobinHooders ne l’imaginent. En effet, plusieurs des sociétés ayant été prises pour cible par les RobinHooders ont profité de l’envol de leurs cours de bourse pour procéder en urgence à des augmentations de capital opportunistes, les capitaux ainsi levés améliorant leurs chances de survie. Mais ces augmentations de capital ont augmenté le nombre d’actions disponibles, réduisant d’autant l’efficacité de l’attaque des RobinHooders : il y a alors une forme d’auto-régulation de ces excès boursiers. Si certains RobinHooders ont réalisé d’importantes plus-values grâce à ces opérations, beaucoup sont en revanche en fortes moins-values, ce que les autorités ne manqueront pas de souligner afin d’essayer de décourager de nouvelles initiatives de cette nature.

Que peuvent faire les Hedge Funds, alors qu’ils sont contraints réglementairement de déclarer leurs positions « Short », et donc de dévoiler leurs points de faiblesses ? Plutôt que d’être « Short » sur un actif unique, ils peuvent lui substituer un indice large, composé de nombreux actifs, ce qui fait que les RobinHooders auraient plus difficilement prise sur eux. Un indice sur le secteur de l’automobile peut par exemple être vendu à la place d’un « Short » sur Renault. Cette démarche est précisément celle adoptée par exemple par les fonds dits « socialement responsables », se refusant à mettre en porte-à-faux une société en particulier. Les effets de levier doivent par ailleurs être modérés, et il convient d’éviter de se positionner en « Short » sur un actif de petite capitalisation boursière ou encore sur lequel le nombre de transactions quotidiennes est habituellement faible. Les Hedge Funds peuvent aussi réduire la dimension de chaque couple de « Long-Short » dans leurs portefeuilles. Étant donné l’ampleur de leurs moyens financiers et informatiques, les Hedge Funds ne manqueront pas de scruter d’encore plus près l’activité sur les divers réseaux sociaux, notamment grâce à des procédés d’intelligence artificielle sur des mots-clés, afin d’identifier en amont les éventuelles menaces planant sur leurs investissements en bourse. Chacune de ces initiatives diminuera toutefois, au moins temporairement, leur performance et leur rentabilité potentielle ! Autrement dit, il n’est pas impossible que les Hedge Funds aient du mal à préserver leurs périmètres d’activités inchangés à l’avenir, ce qui pourrait nuire au bon fonctionnement des marchés et à la qualité de l’information que les prix de marchés sont supposés fournir ! En fin de compte, une vague de rapprochements entre Hedge Funds pourrait même intervenir durant les prochaines années.

À l’instar de certains Hedge Funds, beaucoup d’investisseurs particuliers se sont ruinés avec ces opérations ultra-spéculatives (cf. écarts aux extrêmes dans le tableau des principales cibles des RobinHooders), et on compte même déjà au moins deux suicides de jeunes traders amateurs ayant investi inconsidérément leurs prêts étudiants sur GameStop. Les régulateurs n’ont donc d’autre choix que de se pencher en urgence sur ces sujets, mais que peuvent faire les autorités ? Comment protéger les petits investisseurs inexpérimentés contre eux-mêmes, et comment assurer une certaine stabilité des marchés financiers sans se voir pour autant reprocher de protéger indûment les Hedge Funds et leurs riches clients ? Il sera difficile d’empêcher les particuliers d’acheter un actif en bourse, même si son prix est à l’évidence une aberration par rapport aux fondamentaux, la philanthropie ne pouvant pas être interdite ! En revanche, il est possible de compliquer les accès aux marchés en contraignant par exemple les particuliers à verser des dépôts de garanties beaucoup plus importants que ce n’est le cas aujourd’hui. Par ailleurs, ces événements illustrent les travers du courtage à frais zéro, à l’origine de l’explosion des ordres de particuliers depuis quelques années. Le modèle économique de RobinHood doit-il être remis en question par les autorités ? Les ententes et les manipulations de cours étant pénalement répréhensibles, c’est donc surtout du côté des avis et des conseils boursiers circulant sur Reddit qu’il faudrait pouvoir agir, autrement dit il conviendrait d’imposer des modérateurs efficaces sur les forums spécialisés. Mais même si la manipulation de cours semble parfois évidente, en quoi est-ce illégal de partager un avis sur un actif coté en bourse via un réseau social en disant simplement que c’est probablement une bonne opportunité ? Pour les autorités, il serait important aussi de pouvoir éliminer les faux profils sur ces réseaux sociaux, car ce sont à l’évidence des démultiplicateurs de rumeurs ou d’avis tendancieux. Il est toutefois probable que de nouveaux forums apparaîtraient alors, reportant simplement ailleurs la problématique. 

Le paradoxe est que c’est avant tout l’actuel excès de liquidités qui explique l’essentiel du problème. Autrement dit, les Banques centrales et les États sont eux-mêmes en partie à l’origine des spéculations et des bulles spéculatives se multipliant aujourd’hui. Cette situation doit donc inciter les autorités à méditer sur l’opportunité qu’il y a encore à injecter des liquidités additionnelles (cf. nouveaux chèques aux ménages américains ?), et les risques que cela peut faire peser sur les marchés financiers ! De plus, la faiblesse des rendements et le faible coût de l’emprunt incitent à la prise de risque et à la constitution d’effets de levier dangereux. L’économie réelle ne pouvant absorber actuellement ces liquidités déversées, elles sont captées et stockées par certains actifs, en attendant de trouver un jour un éventuel emploi productif. Tesla, le Bitcoin, les énergies vertes, des obligations souveraines aux rendements négatifs, l’immobilier, le marché de l’art… la liste des actifs aux valorisations suspectes est déjà longue, et elle devrait continuer de s’allonger tant que la contrainte sanitaire persistera !

Quelles conséquences pour les portefeuilles et les allocations d’actifs ?

Les cours de bourse pouvant être à l’évidence ponctuellement complètement déconnectés des fondamentaux, la bourse n’est-elle pas alors devenue un casino ? Faut-il encore consacrer du temps et des moyens financiers à analyser les fondamentaux ? Le surcroît de volatilité que l’intervention des RobinHooders a provoqué, s’il venait à se prolonger, ne va-t-il pas décourager les entreprises de venir se faire coter en bourse ? Les épargnants n’ayant plus confiance dans le fonctionnement des marchés cotés ne risquent-ils pas de les déserter au profit du non coté, en dépit de la moindre qualité et régularité des publications et de la moindre disponibilité des capitaux que cela pourrait induire ?

Toutes ces questions sont importantes, mais il convient toutefois de ne pas surestimer l’ampleur du problème posé. Les marchés financiers ont survécu à bien d’autres chocs plus graves, et celui-ci reste finalement modeste et contenu à ce stade. Avec du recul, l’affaire GameStop aura probablement surtout été le révélateur de certaines failles de fonctionnement des marchés financiers, notamment l’importante évolution du contexte technologique. Les dynamiques de liquidités disponibles du fait des Banques centrales, et le démarrage d’un nouveau cycle économique, incitaient de toute façon les Hedge Funds à réduire leurs positions « Short », ce phénomène aura surtout accéléré leurs décisions. Il n’en demeure pas moins que quelques secousses ponctuelles pourraient survenir à nouveau durant les prochains mois, le temps que les Hedge Funds recalibrent leurs portefeuilles et prennent de nouvelles dispositions face à ces menaces potentielles. De même, les autorités encadreront probablement plus étroitement certaines pratiques pour s’assurer que les nombreux apports favorables des Hedge Funds ne disparaissent pas, mais aussi pour protéger certains petits investisseurs naïfs et imprudents.

Pour ce qui est des allocations d’actifs, la première conclusion nous semble être que deux des préoccupations de l’investissement socialement responsable, jusqu’alors plutôt maintenues au second plan derrière l’ « Environnement », sont à leur tour confortées par ces agitations boursières : le « Social » et la « Gouvernance ». Les petites capitalisations boursières américaines étant le segment le plus susceptible de faire l’objet de ces offensives des RobinHooders, il faut peut-être en attendre une éventuelle surperformance persistante pendant quelques semaines ou mois, le temps que les Hedge Funds réduisent leurs « Shorts », mais beaucoup plus de volatilité pourrait en être aussi la contrepartie désagréable. Les sociétés favorites des investisseurs ayant provisoirement baissé avec la réduction des positions « Long », telles que les GAFAM, pourraient être tentées de renforcer leurs programmes d’achats sur leurs propres titres pour compenser l’éventuelle pression à la vente dont elles font ou feraient l’objet. Autrement dit, pas de raison de remettre en cause ces investissements pour de simples ajustements temporaires des positions des Hedge Funds. Les allocations de WeSave sont toujours très diversifiées en termes de classes d’actifs, de zones géographiques… et les ETF permettent par définition d’éviter les risques spécifiques sur certaines sociétés : ces événements nous confortent donc plutôt dans notre modèle d’allocation d’actifs.

La fin annoncée des requins de la finance ?

Vincent Lequertier
Vincent Lequertier

Vincent Lequertier a 25 ans d’expérience en gestion d’actifs. Après une carrière à la banque d’Orsay, il est successivement directeur adjoint actions puis directeur actions. Spécialiste de la gestion allocataire, il devient en Août 2015, le responsable de la gestion allocataire chez WeSave.fr.

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