La dernière séquence des marchés financiers a été atypiquement favorable en relatif pour les actifs de la Zone Euro. Ce comportement inhabituel est-il un simple rattrapage temporaire, éventuellement attribuable à des motifs techniques, ou bien pourrait-il être plus durable ? Aux yeux des investisseurs internationaux, la zone pourrait-elle finalement occuper une place plus prépondérante dans les allocations d’actifs, après avoir été généralement systématiquement sous-pondérée durant de très nombreuses années ?
Un simple rattrapage boursier temporaire ?
Depuis la mi-mai, les actions européennes progressent bien plus vite que leurs homologues étrangères. À titre d’exemple, l’indice des grandes multinationales de la zone Euro, l’EuroStoxx50, a gagné +11,1% depuis le 18 mai 2020 quand, dans le même temps, l’indice de référence américain, le S&P500, n’a progressé que de +1,8% lorsqu’il est exprimé en Euros. Même l’indice des valeurs technologiques américaines, le Nasdaq100, est nettement distancé durant cette période puisque ne gagnant que +5,6% ! Un écart aussi significatif, sur une aussi brève période, et surtout en faveur de la zone Euro est très rare.

De plus, l’appréciation de l’Euro contre Dollar a été significative (+2,9% depuis le 18 mai 2020), et pourtant les actions de la zone n’ont pas été pénalisées par la dégradation de la compétitivité commerciale que l’évolution des devises implique. Les économies du monde entier sont asphyxiées par les conséquences de la COVID-19, l’Europe est bien plus dépendante que les États-Unis de la dynamique du commerce international, et pourtant les sociétés de la Zone Euro ont vu leurs cours de bourse progresser beaucoup plus vite que leurs homologues américaines ! C’est là le second paradoxe de cette phase de marchés.
Enfin, toujours durant cette même période, on ne constate pas d’écart significatif de performance entre les actifs obligataires de la Zone Euro et ceux des États-Unis. Si l’on compare pour chacune des deux zones les performances des indices obligataires agrégeant à la fois les obligations des États et celles des entreprises, l’écart de performance est ainsi très modeste.
Comment expliquer alors un écart de performance aussi fort entre les actions américaines et celles de la Zone Euro ?
Une première explication pourrait tenir à l’évolution de l’appétit pour le risque des investisseurs. Les actions américaines sont généralement considérées comme la zone géographique qu’il convient tout particulièrement de privilégier dans les allocations d’actifs lorsque les marchés baissent. En effet, les reculs des grands indices y sont généralement moins prononcés et leur nervosité (i.e. la volatilité)


est habituellement moins forte qu’ailleurs dans le monde. Les investisseurs américains, prédominants sur les marchés d’actions internationaux, manifestent naturellement lors des phases tourmentées une préférence pour leurs sociétés domestiques dont ils apprécient mieux les fondamentaux, dès lors ils vendent en priorité leurs actions étrangères. Ayant depuis longtemps identifié ce biais de comportement, les investisseurs internationaux les imitent alors souvent, accentuant d’autant la surperformance relative des actions américaines dans ces phases baissières. De plus, l’histoire montrant que les gouvernements américains et la Banque centrale américaine (FED) sont généralement plus prompts qu’ailleurs à intervenir pour amortir les chocs économiques ou financiers, la probabilité de voir les actions américaines rebondir les premières est alors forte. Enfin, les entreprises américaines, pour des motifs fiscaux, sont bien plus actives que leurs homologues étrangères à racheter leurs propres actions, d’où un soutien boursier additionnel pour ces sociétés. L’appétit pour le risque des investisseurs revenant avec le déconfinement des économies, les actions européennes pourraient alors avoir bénéficié de flux acheteurs internationaux acceptant de nouveau de diversifier leurs allocations géographiques.

Si les indices américains ont surperformé les indices européens, tant dans la baisse que durant la première phase de rebond des indices, cela peut aussi s’expliquer par certains biais privilégiés par les investisseurs, notamment l’attention portée à la composition sectorielle respective des indices. En effet, le S&P500 américain est composé à 41% de sociétés technologiques et du secteur de la santé, là où l’EuroStoxx50 de la zone Euro n’en détient en cumulé que 23%. Ces deux thématiques sectorielles ont révélé leurs incontestables atouts durant cette crise sanitaire, notamment les sociétés technologiques facilitant le télétravail, préservant le lien entre les individus grâce aux réseaux sociaux, assurant les livraisons à domicile de produits sans cela inaccessibles, distrayant les habitants confinés avec des vidéos à la demande ou des jeux en ligne… Les investisseurs internationaux ont logiquement privilégié les indices disposant de ces deux biais sectoriels tant que les économies étaient confinées.

Le déconfinement a en revanche pu inciter les investisseurs à s’exposer de nouveau aux indices ayant un biais cyclique plus marqué. Les sociétés américaines du S&P500 étant majoritairement dirigées vers le marché domestique américain, alors que les sociétés de l’EuroStoxx50 sont bien plus exposées au commerce international, une diversification vers les thèmes plus risqués et très en retard en bourse pouvait se justifier. Il peut en effet sembler difficile d’acheter encore des sociétés affichant des records historiques en bourse, alors même que le monde subit une récession dont l’ampleur est inégalée. Les écarts de valorisation entre sociétés décotées (i.e. le style Value) et les valeurs de croissance (i.e. le style Growth) ayant atteint des niveaux historiques, il est logique que la question des valorisations relatives interpelle les investisseurs, et qu’ils préfèrent acheter parfois des titres dont les valorisations sont très faibles, bien que leurs fondamentaux soient actuellement très défavorablement orientés (activité, trésorerie restante, capacité à se financer…). Ces actions décotées étant sous-pondérées dans les allocations, voire vendues à découvert par certaines catégories d’investisseurs, leurs rebonds boursiers sont fulgurants quand tout le monde s’en porte acquéreur simultanément. Imaginons par exemple que les gestions américaines réallouent 2% ou 3% de leurs 26% de valeurs technologiques vers le secteur pétrolier qui ne pèse que 6% de l’indice, et vous avez 1⁄3 à 1⁄2 du secteur pétrolier qui doit être acheté, d’où la possible flambée des cours de bourse ! L’ampleur de l’écart de performance transatlantique trouve là une explication très crédible. Enfin, certaines de ces sociétés décotées sont si peu chères qu’elles peuvent devenir des proies potentielles, d’où de possibles spéculations boursières.


Enfin une dynamique politique commune ?
Les diverses explications techniques que nous venons d’énoncer ont certainement contribué à divers degrés à la surperformance récente de la zone Euro mais, comme toujours, un facteur déclencheur était nécessaire.
Cette impulsion coïncide précisément avec la proposition de relance budgétaire européenne de 500 Mds € faite le 18 mai par le couple franco-allemand. La somme finalement mobilisée pourrait même être plus importante encore, la Commission Européenne suggérant pour sa part un budget de 750 Mds €. Mais n’est-ce pas une simple enchère supplémentaire après les milliers de milliards déjà injectés depuis le début de cette crise ? Non, et c’est probablement pourquoi les investisseurs s’exposent de nouveau aux actifs de la zone ! Ce qui rend cette annonce spécifique par rapport aux divers budgets communs précédents est que les pays ne contribueront plus nécessairement à hauteur des soutiens financiers qu’ils auront reçus. Les États se voyaient jusqu’alors proposer des prêts bénéficiant du faible coût d’emprunt de l’UE (-0,32% actuellement lorsque le Fonds Européen de Stabilité Financière s’en charge), mais il s’agirait désormais de percevoir des subventions ou des dotations non remboursables, chaque pays contribuant seulement à due proportion de son poids dans l’UE. Autrement dit, la Commission Européenne fait une proposition budgétaire d’une mutualisation des dettes entre États membres, avec des pays gagnants nets et d’autres perdants nets. C’est donc un véritable engagement solidaire intra-zone !


Partant de l’urgence pandémique, l’UE envisage alors de se doter d’un véritable budget fédéral de long terme. Toutefois, l’unanimité des 27 États de l’UE est nécessaire pour valider ce projet, ce qui n’est pas nécessairement acquis ! Un groupe de quatre pays (Autriche, Pays-Bas, Danemark et Suède), dits frugaux, ont manifesté leur réticence à ce soutien budgétaire ouvrant notamment la porte à une fiscalité commune. Il est en effet envisagé de financer en partie cet emprunt par une taxe carbone européenne. Transférer au niveau de l’UE le pouvoir de lever l’impôt serait une étape majeure pour l’avenir de la zone, la compétition fiscale étant l’un des freins historiques à la convergence entre ces pays. La contrepartie sur la durée serait, pour les États, une perte d’autonomie budgétaire, ce qui n’est pas facile à faire accepter aux populations, surtout en phase de crise économique extrême, c’est pourquoi les débats promettent d’être animés ! Mais l’Allemagne y est cette fois favorable, ce qui devrait beaucoup peser sur l’issue finale des discussions. Habituellement porte-drapeau de l’orthodoxie budgétaire, A.Merkel semble avoir pris conscience de l’ampleur de la crise à laquelle le pays et la zone sont confrontés, soulignant au travers de ses derniers discours la nécessité pour l’Allemagne que l’UE toute entière se porte mieux et soit pérenne. Hasard du calendrier, beaucoup de proches de l’ancien ministre des Finances allemand W.Schäuble ont quitté le ministère, et l’Allemagne prendra la direction tournante du Conseil des ministres de l’Union européenne en juillet. Pragmatique, A.Merkel pourrait vouloir achever son dernier mandat sur un coup d’éclat politique.

Bien que déjà significative, ce n’est pas tant la somme en jeu qui importe que le principe même de ces transferts de souveraineté. La Banque centrale européenne (BCE) se plaignait à juste titre de ce que les relais budgétaires aient souvent été insuffisants après la crise des subprimes. En effet, s’il lui est possible de modérer le coût d’emprunt des agents économiques, elle n’est toutefois pas un donneur d’ordres, notamment du fait de l’aléa moral qui y serait attaché (pourquoi privilégier tel pays ou telle entreprise ?), et elle dépend de la qualité de transmission de sa politique monétaire accommodante par le système bancaire. En revanche, l’UE peut librement assumer les choix politiques, économiques et stratégiques consistant à allouer les capitaux au rythme ou bien là où cela semble approprié. L’UE disposerait enfin d’un authentique budget, indirectement financé par la BCE, et pourrait élaborer de véritables stratégies de souveraineté sanitaires, militaires, technologiques, industrielles, environnementale, en dépendant moins des autres puissances internationales. Certains projets nécessitent des horizons de temps ou des capitaux que l’échelle d’un simple pays ne permet pas de rendre rentable. Si les États-Unis et la Chine ont une telle avance dans certains domaines, la technologie par exemple, c’est qu’ils consacrent leurs efforts à un marché bien plus large que celui de chaque pays européen pris individuellement : la taille importe ! Cette crise sanitaire a aussi révélé que certains partenaires historiques n’étaient pas toujours fiables (cf. difficultés à accéder aux dispositifs médicaux, aux futurs vaccins…), et qu’il serait plus prudent de relocaliser certaines productions, nécessitant une coordination à l’échelle européenne pour éviter d’inutiles doublons. Si chaque pays de l’UE doit garder des spécificités nationales, un budget commun sera le gage d’une meilleure convergence entre les pays et l’impact (notamment psychologique) des mesures engagées sera bien plus fort que jusqu’à présent. L’UE bénéficiant alors d’une meilleure aura internationale, il lui sera plus facile de mobiliser l’épargne mondiale vers les investissements souhaités pour la zone : engagements climatiques, 5G, santé, défense… La voix et les valeurs de l’UE se faisant mieux entendre, le risque de marginalisation derrière les États-Unis et la Chine serait atténué d’autant.

Il ne faut toutefois pas être naïf ! L’histoire montre que, même si les crises majeures sont d’importants accélérateurs d’intégration pour l’Europe, l’unanimité politique est très difficile à atteindre avec 27 États et, quand bien même un compromis serait trouvé, de nombreux questionnements s’ensuivraient. Des contreparties (engagements si on veut leur donner une connotation positive !) économiques, financières ou sociales… seraient-elles attachées aux dons et subventions accordés par l’UE ? Pour le formuler autrement, y aura-t-il une forme d’affectation préalable des capitaux pour pouvoir bénéficier de ces soutiens financiers, et qui en déciderait alors ? Quelle vision industrielle, écologique, politique ou sociale… guiderait ces choix stratégiques ? Cela conduirait-t-il à une spécialisation économique des pays de la zone, avec tous les avantages et inconvénients que cela pourrait présenter sur la durée ? Le but premier de ce soutien serait d’étaler le coût de l’actuelle crise sur une longue période et d’essayer d’en profiter pour trouver des relais de croissance, mais est-ce que ce ne sera pas finalement un simple bouche-trou conjoncturel ? Le fait d’ajouter une strate administrative européenne, avec toutes les lourdeurs réglementaires que cela implique, ne risque-t-il pas de dégrader en fin de compte l’efficacité de l’emploi de ces subventions non remboursables ? Ce schéma induisant au moins pendant un certain temps l’existence d’une Europe à deux vitesses avec d’importants transferts financiers entre pays, cela ne risque-t-il pas d’accélérer la montée en puissance de partis populistes dans les pays donateurs nets ?
Conclusion :
La résistance plutôt modérée à ce stade des pays frugaux à l’égard de cet important projet laisse espérer qu’un accord pourra être trouvé grâce aux « ambiguïtés fécondes qui font les bons compromis européens » (B.Le Maire). Si tel est le cas, ce sera une bonne nouvelle pour l’UE et pour les actifs financiers de la zone. Débloquer un budget commun et insuffler une nouvelle dynamique sera d’autant plus utile que l’inéluctable Brexit en fin d’année provoque pour l’UE une perte de 15% du PIB de la zone et de 12% de sa contribution budgétaire. La moindre crainte de dislocation additionnelle de l’UE (cf. fragilité de l’Italie notamment) devrait inciter les investisseurs internationaux à réduire la prime de risque politique appliquée jusqu’alors à l’encontre des actifs de la zone. L’Euro pourrait alors graduellement s’apprécier en relatif, facteur qu’il faudra surveiller car une appréciation trop rapide serait contre-productive pour la dynamique commerciale interne et externe de la zone. Le coût d’emprunt au sein de la zone resterait pour sa part durablement faible du fait de l’appui d’investisseurs étrangers, et les pays les plus fragiles en seraient les premiers bénéficiaires. Enfin, la volatilité des actions de la zone pourrait diminuer progressivement si un judicieux emploi des capitaux assurait effectivement un surcroît de croissance économique structurel à l’UE. C’est pourquoi la qualité de communication et d’exécution seront déterminants pour juger du succès ou non de cette importante étape pour l’UE. Pendant ce temps, les deux leaders mondiaux que sont les États- Unis et la Chine continueront de s’opposer durant les prochaines années, l’UE sera- t-elle alors l’arbitre de ce conflit ou bien considérée comme un nouveau rival ? Les tensions commerciales (cf. taxe GAFA), militaires ou sanitaires… croissantes avec les États-Unis sont-elles les prémices d’un repli sur soi encore plus fort de ces grandes zones ? Une étape importante semble donc se jouer, et les investisseurs devront en tenir compte dans leurs choix d’allocations d’actifs ! Nous ne manquerons pas de partager comme toujours avec vous nos réflexions et analyses quant à ces divers développements.
Les équipes de WeSave restent à votre disposition pour vous accompagner dans vos divers projets financiers actuels ou à venir.