Date de publication : 2 avril 2021

Concentré sur sa mission consistant à envoyer des images et des mesures scientifiques précises depuis la planète Mars, le robot explorateur Persévérance ne s’est pas rendu compte que c’est en fait sur Terre, sur les marchés financiers, que la pesanteur a brutalement évolué. Alors que le processus de vaccination accélère et que l’espoir d’un retour à la normale devient plus tangible, une forte correction affecte les marchés obligataires depuis le début d’année, et une certaine contagion aux autres actifs semble se manifester. Pourquoi ce brusque changement, faut-il craindre un accès de faiblesse généralisé et prononcé des marchés et, en conséquence, est-il nécessaire d’adopter de nouvelles allocations financières ? 

Mars attaque !

Qu’observe-t-on actuellement sur les marchés financiers ? 

En absolu, les rendements des divers segments obligataires peuvent toujours sembler dérisoires au vu de leurs historiques de long terme, mais les ajustements en cours sont rapides, et c’est ce qui préoccupe les marchés. En effet, le coronavirus ayant contraint la plupart des agents économiques à s’endetter fortement, la nervosité des investisseurs est vive dès que les taux d’intérêts, autrement dit le coût de la dette, montent. En seulement trois mois, l’ampleur de la remontée des rendements est souvent plus importante que celle observée entre le plus bas historique de mars 2020 et la fin de l’année dernière, et cela alors même que l’annonce des vaccins en novembre avait déjà pénalisé les obligations ! Toutes les zones géographiques et tous les segments obligataires décrochent de concert, autrement dit il n’y a pas de havre de paix sur cette classe d’actifs. En termes de performances, les obligations souveraines internationales ont perdu jusqu’à -3.5% en 2021, les obligations émergentes -4,8%, les obligations d’entreprises solides (i.e. « Investment Grade ») -4,5%, et leurs consœurs fragiles (i.e. « High Yield ») -1,8%. En conséquence, l’actif financier réputé être parmi les plus « protecteurs » dans les portefeuilles est désormais celui pesant actuellement fortement sur la performance.

Mais les obligations ne sont pas le seul actif financier manifestant des signes de faiblesse. L’or et les métaux précieux ont décroché eux aussi respectivement jusqu’à -11,3% et -10,8% depuis le début d’année. Ce mouvement ne pourrait-il pas être alors un simple phénomène de flux financiers transférés des actifs « protecteurs » vers ceux réputés plus « risqués », l’amélioration du contexte sanitaire et économique encourageant ce type d’arbitrage ? Si tel était le cas, pourquoi alors l’emblème des actions que sont les sociétés technologiques américaines (i.e. le Nasdaq) aurait-il lui aussi perdu temporairement jusqu’à -10,9% depuis son sommet annuel, tout comme l’indice des actions chinoises (i.e. le CSI300) décrochant pour sa part de -15,2% ?

Pour compliquer l’analyse, ces baisses sont concomitantes avec de nombreuses hausses spectaculaires et atypiques par rapport à la décennie passée. Ainsi, la surperformance du Dow Jones vis-à-vis du Nasdaq n’a jamais été aussi importante : jusqu’à 8,5% d’écart de performance entre ces deux indices américains en seulement trois mois ! De même, les valeurs européennes réputées décotées (i.e. le style dit « Value ») progressent fortement alors que, dans le même temps, les sociétés de croissance (i.e. le style dit « Growth ») peinent à monter, d’où une surperformance allant jusqu’à 11% depuis le début de l’année. Dans ces conditions, la dispersion de performance entre les secteurs d’activité est particulièrement forte, comme le souligne le tableau ci-joint de l’indice Stoxx600 européen ! Pour ce qui est des matières premières, il faut souligner là aussi l’exceptionnelle progression des prix du pétrole (jusqu’à +35,6% de hausse pour le Brent depuis le début d’année), sachant que les denrées agricoles (+11,8%) ou bien les métaux industriels (+15,9%) n’ont pas démérité non plus ! Enfin, pour être complet, le Dollar surprend lui aussi depuis le début d’année, progressant notamment de +4,3% face à l’Euro, alors que le consensus s’attendait au contraire à la poursuite de son repli entamé l’an passé.

Persévérance sur Mars ?

Quels processus peuvent expliquer des fluctuations boursières aussi paradoxales, et ces mouvements sont-ils extrapolables durant les prochains mois ?

L’évolution plus favorable de la situation sanitaire dans le monde, tout comme l‘ampleur historique des soutiens budgétaires d’assistance et de relance, appellent naturellement à une certaine normalisation des rendements obligataires. En effet, toute pièce a son revers, et si la reprise économique attendue doit être très puissante, elle fait simultanément craindre un possible retour de l’inflation. Au-delà de l’inévitable poussée imminente des prix (cf. effets de base jusqu’à cet été, par comparaison avec l’an dernier où les économies étaient confinées), on ne peut exclure que l’inflation augmente plus structurellement, et cela aurait alors des conséquences importantes. Le premier effet serait de réduire le pouvoir d’achat à terme des créanciers, les incitant à compenser ce risque en exigeant des rendements obligataires bien plus élevés qu’actuellement pour accepter de prêter encore leurs capitaux. La seconde conséquence pourrait être de précipiter la décision des Banques centrales de mettre fin à leurs politiques monétaires extrêmement accommodantes. Dans les deux cas, les conditions de financement seraient moins favorables pour les emprunteurs, pénalisant d’autant la dynamique de la croissance économique future. Cette situation est d’autant plus sensible que les levées de capitaux à venir seront extrêmement importantes, et que les niveaux d’endettement n’ont jamais été aussi élevés dans le monde : 277 000 Mds $ fin 2020, soit 365% du PIB, selon l’Institute of International Finance !

Ces craintes ou anticipations expliquent largement les actuels flux vendeurs sur les marchés obligataires. Les capitaux ainsi dégagés sont généralement réalloués vers des actifs financiers permettant de profiter de la reprise économique attendue, notamment au travers des actions, ou bien encore pour tenter de se protéger de l’inflation potentielle, en s’exposant par exemple à certaines matières premières. L’absence ou l’insuffisance temporaire de contreparties face à ces flux vendeurs d’obligations explique la brutalité de la correction en cours. Afin de relativiser le phénomène, il convient toutefois de rappeler que les rendements nominaux d’avant COVID ne sont toujours pas atteints, et il est probable que, lorsque ce sera le cas, une stabilisation s’opérera sur les marchés obligataires. Ainsi, la zone des 1,90% à 2% de rendement sur les taux à 10 ans américains sera probablement importante, sachant que les États-Unis sont la zone où les craintes de remontée de l’inflation sont actuellement pressantes. Par ailleurs, plus les rendements des obligations montent, plus ils sont susceptibles d’intéresser de nouveau des investisseurs en quête de rendement : il y a donc une auto-régulation à prévoir des marchés. De plus, les Banques centrales pourraient se résoudre à intervenir plus activement sur les marchés obligataires si elles considéraient que les conditions de financement des agents économiques se détériorent trop fortement par rapport au contexte. Ces interventions additionnelles pourraient par exemple prendre la forme d’achats massifs d’obligations souveraines sur les maturités éloignées (10 ans, voire au-delà) au lieu d’être concentrées sur les échéances les plus courtes : c’est ce que l’on appelle les opérations « Twist » ! Enfin, sauf à douter de la sincérité des projections d’évolution des taux directeurs telles qu’indiquées par les gouverneurs de la Réserve fédérale américaine (FED), l’hypothèse d’un durcissement monétaire avant 2024 doit en principe être écartée, et ce serait même plus tard encore pour la Banque centrale européenne (BCE), le redémarrage économique de la zone étant plus tardif (cf. campagne de vaccination) et l’ampleur des soutiens financiers moins importants. Les craintes des investisseurs en termes d’inflation devraient s’apaiser une fois le pic d’une année sur l’autre atteint, autrement dit vers mai-juin. Il est donc probable que les rendements obligataires aient eux aussi atteint leur sommet à cette échéance.

Les actions étant le support d’investissement le plus évident pour chercher à profiter de la reprise économique à venir, les flux financiers sont actuellement très favorables pour cette classe d’actifs. Bien évidemment les thématiques cycliques et les secteurs d’activité les plus susceptibles de bénéficier d’une reprise d’activité après les confinements sont ceux tirant le plus fortement parti de la collecte en cours. Leurs progressions boursières sont d’autant plus spectaculaires que leurs poids indiciels sont généralement modestes et qu’ils avaient fortement décliné l’an dernier : il y a, à l’évidence, des phénomènes d’entonnoir sur certains titres ou secteurs ! Le recul de certains secteurs très endettés ou sensibles à l’évolution des taux d’intérêts s’explique logiquement par l’actuel renchérissement du coût de la dette (cf. services collectifs, immobilier…). Mais pourquoi alors certains thèmes aux fondamentaux pourtant très solides baissent-ils actuellement, comme c’est par exemple le cas des valeurs technologiques ? Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce phénomène. En premier lieu, les gestions rééquilibrent la structure de leurs portefeuilles, autrement dit elles allègent ce qui avait beaucoup progressé pour se repositionner sur les thématiques mieux orientées ou peu chères. Par ailleurs, les fonds pratiquant l’arbitrage systématique entre secteurs avaient généralement acheté les valeurs technologiques résilientes durant la crise sanitaire et vendu le tourisme, le transport aérien… en face. Aujourd’hui, il faut dénouer ces arbitrages, autrement dit vendre des valeurs technologiques. Enfin, une explication forte tient à l’effet mécanique des remontées de taux d’intérêt sur les valorisations boursières. En effet, pour donner une valeur à une entreprise, on estime ses flux de trésorerie futurs que l’on actualise ensuite, autrement dit on ramène à aujourd’hui ces flux prévisionnels. Pour procéder à l’actualisation, on utilise les taux d’intérêt au dénominateur du calcul. C’est pourquoi, plus le taux d’intérêt monte, plus le dénominateur grossit, et plus la valorisation baisse en fin de compte. Les valeurs de croissance ayant particulièrement bénéficié en relatif de la baisse tendancielle des taux d’intérêt, il est donc naturel qu’elles soient les premières à souffrir du mouvement inverse aujourd’hui. Cette rotation au sein des actions est-elle durable ? Les publications de résultats trimestriels rappelleront aux investisseurs la spectaculaire capacité des sociétés technologiques, souvent en situation de monopole de fait, à engendrer beaucoup de croissance mais aussi à générer de la trésorerie, d’autant que ces capitaux sont désormais bien mieux rémunérés. À l’inverse, les sociétés fragilisées par le coronavirus devront, à défaut de pouvoir déjà montrer une forte reprise d’activité, tenir des discours crédibles quant aux dynamiques à venir et rassurer sur leur future rentabilité. Si les leaders de la technologie sont peu sensibles aux tensions d’inflation par les matières premières, les sociétés industrielles devront, elles, démontrer leur « pricing power » (i.e. la capacité à imposer ses conditions à ses clients et à ses fournisseurs). En effet, beaucoup de ces entreprises sont fragilisées financièrement par cette crise et pourraient devoir emprunter encore des capitaux, voire procéder à des augmentations de capital pour conforter leurs fonds propres. En fin de compte, le paroxysme du stress quant à l’inflation montante devant intervenir à l’approche de l’été, une accalmie devrait donc intervenir d’ici là sur les taux d’intérêt, et la pression relative pesant actuellement sur les valeurs de croissance s’apaiser à cet horizon.

À l’exception des métaux précieux, les matières premières sont actuellement très recherchées par les investisseurs. Les achats de matières premières industrielles et énergétiques répondent évidemment à la volonté de s’exposer au cycle économique qui redémarre. Par ailleurs, les matières premières sont réputées être un bon actif pour se protéger des tensions inflationnistes, contribuant certainement à leur performance favorable. Paradoxalement, ces achats par les investisseurs pourraient eux-mêmes entretenir les craintes d’une inflation future par les matières premières, justifiant d’autant plus l’intérêt de s’y exposer temporairement ! À mesure que les prix des matières premières montent, certaines unités de production ou de transformation sont remises en marche, permettant d’assurer progressivement un meilleur équilibre entre la demande et l’offre, quand cette dernière n’est pas délibérément faussée, comme c’est le cas par l’OPEP avec le pétrole ! Pour ce qui est des denrées agricoles, la situation est actuellement très complexe entre les conséquences du phénomène climatique de la Niña, mais aussi le fait que certains pays conservent par précaution plus de stocks qu’il ne serait a priori nécessaire, et enfin parce que le transport des denrées est actuellement compliqué par des pénuries ou mauvaises affectations des navires de transport à travers le monde. Si l’or et les métaux précieux perdent un peu de leur lustre depuis quelques mois, c’est à la fois parce que les investisseurs délaissent les actifs réputés « refuge », mais aussi car la forte hausse des rendements des obligations incite les investisseurs à se porter de nouveau sur cet actif qui, lui, sert régulièrement un coupon, alors que ce n’est pas le cas de l’or.

Un coup de barre, Mars, et ça repart ?

Que peut-on éventuellement attendre d’ici à l’été ?

Le contexte général reste celui d’une mise en surchauffe de l’économie américaine. Si l’on cumule les soutiens budgétaires déjà votés par les deux administrations Trump et Biden, c’est 1⁄4 du PIB américain qui aura été injecté (i.e. 4800 Mds $), et cela ne tient même pas compte du plan de relance par les infrastructures à venir, pouvant avoisiner à lui seul les 12% du PIB (i.e. 2250 Mds $) ! La FED a décidé pour l’instant de laisser les forces de marché s’exprimer, mais la vitesse de remontée des rendements obligataires la met nécessairement mal à l’aise, et son seuil de tolérance pourrait être la zone symbolique des 2% sur le 10 ans américain. Les États-Unis ne pouvant répondre par eux-mêmes à l’explosion attendue de la consommation nationale (cf. épargne des ménages historiquement élevée du fait des chèques versés par l’État), bien des pays dans le monde bénéficieront de retombées économiques favorables au travers de leurs exportations. Il faut toutefois s’attendre à ce que les intensités de reprise économique soient très inégales selon les zones, mais aussi à des rythmes très variables car tributaires des vaccinations et des réouvertures économiques. De ce point de vue, bien des pays émergents risquent de mettre du temps avant de rouvrir complètement, pouvant poser des problèmes de fluidité aux circuits de production et aux échanges commerciaux internationaux. En Europe, la BCE agira si nécessaire pour s’assurer que le coût d’emprunt reste très bas, la zone ne pouvant se permettre de voir ses rendements obligataires remonter fortement alors que sa croissance économique sera bien plus modeste que celle des États-Unis. Les récentes complications sanitaires rencontrées par l’Union européenne pourraient justifier d’augmenter la taille du pot commun de 750 Mds € voté l’été dernier, celui-ci étant désormais manifestement sous-dimensionné, ce que la BCE encourage d’ailleurs de ses vœux ! De son côté, la Chine semble vouloir plutôt profiter de la forte croissance mondiale pour faire le ménage dans les bilans de ses banques, réduisant notamment le nombre d’entreprises assistées indûment par les provinces et par l’État, et elle cherche à resserrer son emprise sur les leaders de la technologie du pays (i.e. Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi…). Il faut souligner enfin que certains pays émergents se débattent d’ores et déjà difficilement contre l’inflation, notamment du fait de la faiblesse de leurs devises et de l’envol des prix des matières premières, d’où des remontées de taux directeurs délicates à adopter car celles-ci réduisent la croissance économique future. 

Pour ce qui est de la bourse, la nervosité des investisseurs devrait rester forte jusqu’à cet été puisque le pic d’inflation n’est pas encore atteint et que les marchés obligataires s’en inquiètent encore. Des accès de volatilité et des retournements soudains pourraient donc être fréquents. Le plus ennuyeux est que les corrélations sont actuellement fortes entre les diverses classes d’actifs, et qu’il est donc difficile de trouver des actifs permettant d’amortir les chocs. Les investisseurs dynamiques y verront des opportunités à saisir, mais il faudra surtout savoir garder une certaine distanciation durant ces corrections boursières. Les performances réalisées depuis un an sont certes très spectaculaires, et la tentation est alors forte de prendre des bénéfices, mais il faut bien réaliser que nous sommes seulement au début d’un important cycle économique, les soutiens budgétaires et monétaires étant voués à alimenter durablement la croissance. La remontée des rendements obligataires devrait bientôt trouver un pic, les Banques centrales ne pouvant avoir engagé autant de capitaux et laisser les marchés financiers interrompre la reprise économique en cours par des excès spéculatifs. Les épargnants peuvent donc espérer retrouver prochainement une meilleure dynamique pour les actifs obligataires, pour les sociétés de croissance, et pour les métaux précieux. Le Dollar pourrait en revanche s’essouffler, et les matières premières cycliques marqueraient alors un palier de consolidation à cette occasion.

Vues de Mars

Vincent Lequertier
Vincent Lequertier

Vincent Lequertier a 25 ans d’expérience en gestion d’actifs. Après une carrière à la banque d’Orsay, il est successivement directeur adjoint actions puis directeur actions. Spécialiste de la gestion allocataire, il devient en Août 2015, le responsable de la gestion allocataire chez WeSave.fr.

Category: ÉclaireurÉclaireur Avril 2021