Le rituel revient tous les quatre ans : la présidentielle américaine et les spéculations boursières lui étant attachées. Le choix du leader de la plus grande puissance économique et financière au monde ne peut évidemment qu’avoir des incidences majeures sur les allocations d’actifs. Mais les outrances et l’imprévisibilité de D.Trump ne cessent de dérouter les observateurs, rendant d’autant plus difficiles toute projection et la composition d’investissements adaptés. Il nous semble toutefois qu’au-delà de l’apparente confusion, certaines lignes directrices ou points d’attention spécifiques peuvent déjà être identifiés.
Une rupture économique ?
Dans l’hypothèse où D.Trump serait réélu, et malgré son imprévisibilité coutumière, il faudrait logiquement s’attendre à une continuité dans sa politique économique. En dépit du creusement des inégalités sociales observé durant son mandat, le maintien d’une faible fiscalité, voire une baisse additionnelle de l’impôt sur les entreprises et sur les citoyens les plus fortunés, resterait un moteur important pour encourager l’investissement, l’entrepreneuriat, et la relocalisation d’entreprises sur le territoire national. Bien entendu, cette politique creuserait encore le déficit budgétaire et, en attendant que survienne le surcroît d’activité espéré, la dette resterait la variable d’ajustement. Ce relâchement budgétaire est évidemment préoccupant alors que le coronavirus conduira à une dette/PIB de 130% en 2021 selon l’agence de notation Fitch. Mais, quand bien même les investisseurs internationaux seraient éventuellement plus réticents à souscrire aux obligations émises par le Trésor, la banque centrale américaine (FED) serait sollicitée pour combler la différence. En dépit de ses statuts juridiques, l’indépendance de la FED est en effet désormais moins avérée dans les faits, cette dernière ne pouvant se permettre de laisser les taux d’intérêts monter significativement et asphyxier alors l’économie par le coût de l’endettement, ou bien encore risquer d’être tenue pour responsable d’un krach financier. La FED l’a déjà annoncé, les taux d’intérêts resteront durablement bas et ses programmes d’achats d’obligations seront maintenus. C’est pourquoi les investisseurs se désintéressent actuellement de la question du financement des déficits et qu’ils sont focalisés sur les potentiels bienfaits du plan de relance budgétaire de 1800 Mds $ envisagé par D.Trump, et sur les éventuelles difficultés qu’il pourrait rencontrer. Afin de fluidifier l’exécution de ce soutien économique, la réduction des réglementations et des régulations resterait prioritaire pour le candidat Républicain. Peu d’impôts, encore moins de contraintes réglementaires, et cela dans un contexte de taux toujours très faibles, voilà de quoi séduire encore les investisseurs !

L’ambition budgétaire affichée par J.Biden est plus élevée encore que celle de D.Trump : 2200 Mds $ pour le plan de relance immédiat (soit autour de 10% du PIB), et 6400 Mds $ envisagés sur 10 ans, sachant que, tout comme lui, il bénéficierait durablement des largesses monétaires de la FED. Afin de donner des gages à l’aile gauche du parti Démocrate, une grande part de ces sommes serait consacrée à alléger la dette des ménages, à améliorer l’accès aux soins et aux médicaments pour tous, à porter le salaire horaire minimum fédéral à 15 $… Tout en contribuant à réduire un peu les inégalités de revenus (à défaut de celles de patrimoine !), cette stratégie vise à soutenir de préférence les bas revenus dont la propension à consommer est très forte, en espérant que les produits Made in USA soient privilégiés. Ces soutiens à la consommation des ménages seraient accompagnés d’un vaste programme de développement des infrastructures, visant à améliorer la compétitivité du pays sur la durée, et présentant l’avantage d’une création massive d’emplois nationaux, non délocalisables. À la différence de D.Trump qui, lui aussi souhaite relancer les infrastructures, J.Biden orienterait majoritairement ces investissements vers les technologies et les énergies vertes, puisqu’ayant un objectif affiché de neutralité carbone à l’échéance de 2050. Pour ce qui est du financement de son programme, le candidat Démocrate entend relever significativement la fiscalité sur les entreprises (impôt sur les sociétés passant de 21% à 28%) et imposer plus fortement les citoyens ayant de très hauts revenus (400 000 $ de revenus annuels et plus). Les investisseurs pourraient logiquement s’inquiéter de ces futurs relèvements d’impôts, mais le pragmatisme l’emportera certainement chez les Démocrates qui ne voudront pas décourager les investissements alors qu’il faut en priorité relancer la croissance nationale. C’est donc plus probablement en fin de mandat que J.Biden relèverait la fiscalité, d’autant qu’ayant aujourd’hui 77 ans, il est peu probable qu’il vise une seconde présidence.

En fin de compte, quel que soit le candidat élu, il faudra en attendre en tout début de mandat un très vaste plan de soutien économique, financé par l’endettement, et avec une FED à la manœuvre pour s’assurer que le coût de cette dette soit limité. Les investisseurs ne peuvent qu’apprécier cette perspective mais, pour en tirer un meilleur avantage, il convient d’affiner les allocations sectorielles selon le vainqueur de l’élection.
Une rotation sectorielle à venir, et quid des valeurs technologiques ?
Une victoire de D.Trump favoriserait probablement le secteur des infrastructures, celui de la défense, les banques, ou bien encore le secteur pétrolier, mais pourrait en revanche pénaliser la performance des sociétés spécialisées dans la production d’énergies propres et, plus généralement, les thématiques socialement responsables. Pour ce qui est de J.Biden, sa victoire profiterait a priori elle aussi aux infrastructures (plus spécifiquement aux énergies vertes), mais également aux biens de consommation, à la santé et aux biotechnologies, et au socialement responsable, alors qu’elle pourrait peser sur le secteur pétrolier et sur celui de la défense. Il convient toutefois de souligner que, depuis cet été, les investisseurs anticipent majoritairement une victoire du candidat Démocrate, c’est pourquoi, avant même le vote, certains secteurs ont déjà en partie pris acte de cette hypothèse. Ainsi, la spectaculaire surperformance boursière du secteur des clean-techs ou bien, à l’inverse, la nette contre-performance de l’énergie sont à rapprocher des dynamiques des sondages à la présidentielle. C’est pourquoi, paradoxalement, on ne peut exclure qu’une victoire de J.Biden incite les investisseurs à prendre temporairement des bénéfices sur certaines thématiques, alors même qu’elles seraient supposées accélérer.

Un examen plus particulier nous semble être nécessaire quant aux valeurs technologiques, et notamment les plus emblématiques d’entre elles : les GAFAM (i.e. Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Pour les marchés financiers, l’enjeu est majeur, ces cinq sociétés pesant à elles seules 24% de l’indice S&P500 et contribuant à hauteur de +7,95% de sa performance annuelle ! Le coronavirus a en effet été un facteur d’accélération de la digitalisation des économies et d’adoption des biens et services proposés par ces sociétés, ressortant finalement renforcées en absolu comme en relatif de cette crise sanitaire ! Ce groupe d’entreprises, et plus généralement les sociétés technologiques, est au coeur de la compétition pour le leadership mondial entre les États-Unis et la Chine. Les enjeux de compétitivité, de productivité, de sécurité nationale… en font donc un sujet extrêmement sensible. Mais le patriotisme a ses limites et, après avoir été longtemps une source de fierté nationale, la population et les autorités sont désormais de plus en plus critiques à leur égard. Leur situation de monopole et la logique de rente que cela induit inquiètent : elles asphyxient les petits concurrents ou bien achètent les licornes en puissance, pénalisant la créativité et la dynamique technologique du pays, et elles réduisent la diversité des prestations et la variété de prix offerts. En outre, ces sociétés pratiquent l’optimisation fiscale à outrance, privant l’État très endetté de ressources financières nécessaires pour soutenir la croissance nationale. Ce secteur est aussi pointé du doigt lorsque la question des inégalités sociales se pose, la concentration des richesses entre les mains d’une infime fraction de la population étant inouïe ! La question de la protection des données personnelles, la diffusion de fake news, l’exploitation de certains employés (cf. Uber), des impacts environnementaux… autant de sujets particulièrement sensibles auprès de la population que les dirigeants politiques ne peuvent ignorer, sous peine d’être sanctionnés lors des élections. Les Démocrates comme les Républicains sont donc encouragés à prendre position sur ces sujets de société, et la prochaine mandature présidentielle pourrait être l’occasion de décisions fortes !

Bien que paraissant intouchables du fait de la compétition avec la Chine, l’histoire montre que les autorités américaines peuvent décider de briser des monopoles jugés trop puissants ou nuisibles, ou encadrer leurs champs d’actions : la Standard Oil, AT&T ou bien Microsoft peuvent en témoigner ! Cibler et rehausser la fiscalité, durcir certaines réglementations, interdire des acquisitions, voire même contraindre parfois ces sociétés au démantèlement ou à la cession de telle ou telle activité, pourraient n’être plus alors qu’une question de temps ou de dosage ! Après seize mois d’enquête, le rapport publié par la Chambre des Représentants, à majorité Démocrate, est sans appel : les abus commis par les GAFAM doivent être contenus. C’est pourquoi l’hypothèse de l’élection de J.Biden revêt une importance toute particulière pour le futur de ces sociétés et pour la bourse américaine, la thématique des technologiques n’ayant jamais été aussi consensuelle auprès des investisseurs. Toutefois, quand bien même certaines décisions politiques seraient prises à leur encontre, les procédures d’antitrust sont toujours extrêmement longues, et il n’est pas même certain qu’elles aboutissent en fin de compte. De plus, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de lobbying de ces entreprises qui, plutôt que de se voir imposer certaines décisions, pourraient plus subtilement suggérer les leurs. Enfin, il n’est même pas certain que de les contraindre à scinder certaines activités ne conduise pas, paradoxalement, à révéler des valeurs cachées jusqu’alors mésestimées par les investisseurs !

En dépit de la volatilité ponctuelle qu’elles sont susceptibles d’entraîner, les valeurs technologiques devront être durablement représentées dans les allocations d’actifs puisque nos sociétés se transforment grâce à elles, et que leur hyper-croissance ne peut que séduire dans des temps où la croissance économique est durablement faible. Pour autant, sans porter de jugement sur leur valorisation en absolu, leur valorisation relative par rapport aux autres secteurs est aujourd’hui historiquement élevée, notamment parce qu’elles sont considérées comme des refuges durant cette pandémie. C’est pourquoi, toute découverte d’un vaccin ou amélioration significative des tests du COVID permettrait de restaurer un fonctionnement plus normal de nos économies, le caractère refuge des valeurs technologiques perdrait de son attrait, et il faudrait alors envisager une importante rotation sectorielle. À moyen ou à long terme, les décisions de l’Administration américaine pourraient avoir des effets majeurs pour le secteur technologique mais, à court terme, c’est plus probablement la situation sanitaire qui sera déterminante de sa performance boursière. Désormais, une bonne diversification sectorielle et une plus forte représentation des thématiques cycliques pourrait se révéler constructive.

Une rupture financière ?
« Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème », avait déclaré sous R.Nixon le Secrétaire au Trésor américain J.B.Connally. Il n’est pas impossible que cette phrase trouve un nouvel écho durant les prochains mois ou années ! En effet, D.Trump et J.Biden souhaitent tous deux que la dynamique intérieure de l’économie américaine soit ravivée et que la souveraineté nationale du pays soit mieux garantie. La relocalisation aux États-Unis d’activités aujourd’hui exercées à travers le monde, souhaitée par le candidat Républicain, ou bien le Buy American, recherché par le candidat Démocrate, pourraient avoir un point de convergence possible : un affaiblissement délibéré du Dollar. La tentation pourrait en effet être forte pour la prochaine Administration américaine, quelle qu’elle soit, de chercher à doper la compétitivité des entreprises du pays par un recul du Dollar, de façon à regagner des parts de marchés dans le pays ou bien à l’international. De plus, cette stratégie permettrait de raviver un peu l’inflation au travers des biens ou services importés et, là encore, cela pourrait aider les autorités américaines, plus d’inflation réduisant d’autant le coût réel de la dette du pays.

Étant donnée l’ampleur des déficits budgétaires et commerciaux, mais aussi de la dette des États-Unis, l’hypothèse d’un affaiblissement délibéré du Dollar ne doit pas être sous-estimée, d’autant que le contexte extérieur au pays pourrait conforter cette tendance. Le Dollar est généralement considéré comme une devise refuge lorsque des crises internationales significatives surviennent, phénomène une fois encore observé en 2020 avec le coronavirus. Mais si cette pandémie était enfin contenue ou éradiquée, le Dollar perdrait cet attrait conjoncturel. Par ailleurs, de façon structurelle cette fois, les investisseurs internationaux se portent habituellement acquéreurs de Dollar pour pouvoir acheter des obligations américaines servant des rendements jugés élevés au regard du faible risque pays pris. Mais le différentiel de rendement entre les obligations américaines et celui d’autres zones est désormais nettement moins important pour un niveau d’endettement du pays équivalent voire supérieur : les flux financiers internationaux acheteurs de Dollar pourraient ainsi diminuer. De plus, certaines devises étrangères pourraient être vouées à s’apprécier. L’Euro est à l’évidence perçu bien plus favorablement depuis que les pays de l’Union Européenne se sont enfin entendus cet été pour mutualiser les dettes de la zone. De même, la Chine aspire et œuvre pour que le Yuan puisse occuper une place plus significative dans les échanges internationaux et dans les réserves des banques centrales du monde entier, car ce sera une manifestation de plus de sa puissance.

L’évolution des devises ayant des impacts majeurs sur les performances et sur les volatilités respectives des actifs détenus en portefeuilles, il convient d’être particulièrement vigilant quant aux choix d’allocations futurs. Les actifs américains pourraient continuer de surperformer leurs homologues étrangers, mais cela passera peut-être désormais par des expositions couvertes du risque Dollar.
La présidence américaine, le seul enjeu ?
Le mode de scrutin américain rend l’élection présidentielle toujours incertaine. Les sondages et le vote populaire sont une chose, mais le Président est élu par voie indirecte par un collège de 538 grands électeurs, et cela change tout. Ainsi, H.Clinton l’avait emporté face à D.Trump en nombre d’électeurs, mais elle a finalement perdu car certains états clés, les swing states, ont préféré le camp Républicain. À l’évidence, cette élection ne sera pas une adhésion en faveur de J.Biden et de son programme, mais ce sera un vote pour ou contre D.Trump. La crise sanitaire complique l’élection, le processus de vote par correspondance, supposé bénéficier aux Démocrates, étant par avance contesté par D.Trump. Les délais nécessaires au dépouillement des votes par correspondance pourraient amener à une certaine confusion durant quelques heures ou jours, les deux candidats n’étant pas nécessairement aisément départagés. Un vote serré serait très probablement contesté au travers de divers recours juridiques et, dans le pire des cas, la Cour suprême devrait même désigner le vainqueur. Le risque de contestation électorale ne doit donc pas être sous-estimé à l’issue de cette élection, tout sauf ordinaire !

Pour les marchés financiers, le principal enjeu pourrait toutefois être ailleurs : quel équilibre parlementaire émergera ? L’urgence est aujourd’hui que le prochain Président puisse disposer d’une majorité tant à la Chambre des Représentants qu’au Sénat afin de mettre en place au plus vite les indispensables soutiens budgétaires. La Chambre des Représentants renouvelle l’intégralité de ses 435 sièges, alors qu’au Sénat seul ⅓ des 100 sièges est remanié. Les sondages laissent entendre que la Chambre des Représentants devrait rester aux mains des Démocrates, alors que le sort du Sénat, aujourd’hui Républicain, pourrait être très disputé. En cas d’égalité à 50-50 au Sénat, ce serait constitutionnellement au vice-Président (K.Harris pour les Démocrates ou bien M.Pence pour les Républicains) de trancher en faveur de son propre parti politique. Si les écarts étaient étroits entre les candidats, et que les contestations et recours se multipliaient, cela ne manquerait pas d’inquiéter les investisseurs internationaux et se traduirait par des accès de volatilités sur les différents actifs en bourse. La passation de pouvoir n’ayant lieu qu’en janvier 2021, il serait bon qu’un accord quant au plan de relance, même a minima, soit trouvé durant la période de transition, de nombreux Américains ne pouvant se passer des diverses subventions et revenus de transferts.


Le choix du nouveau Président américain est essentiel pour le pays, mais il est tout aussi déterminant pour les relations internationales et pour le fonctionnement des grandes institutions internationales. Quel que soit le Président élu, il est déjà acquis que les tensions et la compétition avec la Chine perdureront, la différence se faisant sur la forme plutôt que sur le fond. En revanche, J.Biden recherchera probablement l’appui de l’Union Européenne, là où D.Trump n’hésite pas à multiplier les fronts internationaux. De plus, alors que D.Trump considère que les États-Unis ne bénéficient pas d’un juste retour sur investissement pour les capitaux injectés dans les diverses instances internationales, il est probable que J.Biden soit en revanche plus respectueux de ces instances, et que leur financement et fonctionnement soient alors mieux assurés : l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) lui en serait tout particulièrement reconnaissante ! Une Administration Démocrate serait plus prévisible pour les investisseurs internationaux, c’est pourquoi la volatilité des actifs financiers pourrait retomber plus vite.
Conclusion :
Les investisseurs sont apolitiques, leur réaction dépendra de la capacité du prochain Président à mettre en œuvre rapidement une politique de soutien à l’économie. À l’horizon de 2021 et 2022, l’impact macroéconomique sera probablement assez similaire quel que soit le candidat élu. En revanche, les secteurs et les valeurs en tirant principalement profit en bourse ne seront pas les mêmes : Biden mise sur la demande et sur la redistribution, avec une hausse des dépenses publiques, quand Trump se concentre plutôt sur l’offre, avec des baisses de taxes. Une contestation du résultat ou un Congrès partagé inquiéteraient les investisseurs et raviveraient la volatilité sur les divers actifs en bourse. Mais, au-delà de ces péripéties électorales, la trame de fond reste favorable, le risque étant asymétrique à la hausse : si l’économie réelle reste faible, des soutiens budgétaires et monétaires additionnels seront déployés, alors que si la crise sanitaire est enfin résolue, tous les secteurs pourront enfin exprimer à nouveau leur potentiel, tant dans l’économie réelle qu’en bourse, sans que les soutiens déjà programmés soient supprimés.