Chausse-trappe, contre-pied, instabilité… en 2019, rien n’a été épargné aux investisseurs. Il leur a fallu évoluer dans un contexte d’endettement mondial au plus haut, de commerce international pris en otage par les deux plus grandes puissances au monde, de bénéfices d’entreprises souvent en repli, de révoltes sociales fréquentes… Et pourtant l’année aura été un très bon cru boursier pour l’ensemble des classes d’actifs ! Comment interpréter ce paradoxe, et quelles réflexions peut-on éventuellement en dégager pour l’an prochain ou au-delà ?
Le chaos, oui … !
En 2019, ce sont tout d’abord les fondamentaux économiques et financiers qu’il a fallu intégralement reconsidérer, les taux d’intérêts devenant NÉGATIFS pour de nombreux États, et même pour quelques entreprises. Cette rupture historique est considérable : l’endettement contracté par certains débiteurs n’est ainsi plus sanctionné par un intérêt à verser, mais il est au contraire récompensé en ne remboursant désormais même plus l’intégralité du capital emprunté ! Par effet de miroir, les épargnants, les banquiers, les assureurs, pour ne citer qu’eux, ayant jusqu’alors l’habitude de s’appuyer sur les obligations afin de sécuriser leur capital placé, bonifié de coupons réguliers, ont été incités à chercher des supports d’investissements alternatifs, plus risqués ou moins liquides.

À ce premier paradoxe conceptuel majeur s’en est ajouté un second, concomitant, et tout aussi déstabilisant : la compensation financière couvrant habituellement les risques associés au temps qui passe a été remise en cause. Normalement, plus une échéance est éloignée, plus la probabilité que survienne un événement imprévu est élevée, ce risque additionnel étant compensé par un surcroît de rendement financier. En 2019, les investisseurs ont été provisoirement confrontés à des « courbes de taux inversées », autrement dit, le taux d’intérêt pour des échéances éloignées était parfois inférieur à celui des échéances rapprochées. Cette situation, qui se produit en de rares occasions sur les marchés, est généralement le présage d’une récession économique imminente, les faibles taux d’intérêts des échéances éloignées reflétant alors l’anticipation de politiques monétaires accommodantes à venir.

À cette double singularité s’en est ajoutée une troisième, tout aussi problématique : comment valoriser désormais une entreprise ? En effet, lorsque l’on veut donner une valeur à une société, on procède de la façon suivante : on prend des hypothèses quant à ses flux d’activité futurs (généralement synthétisés sous forme de dividendes à verser aux actionnaires) et, par un calcul d’actualisation financière, on ramène ces valeurs futures à la date d’aujourd’hui. Mais, pour ce faire, il faut utiliser un taux d’intérêt qui, plus il est bas, plus il accroît la valorisation de ces flux et cela, au mépris d’un contexte se dégradant et incitant au contraire à la prudence ! Pas étonnant alors, avec des taux devenant même négatifs, que bien des investisseurs soient aujourd’hui plongés dans le doute le plus profond quant à la fiabilité à accorder à leurs modèles de valorisations, et donc aux allocations d’actifs à adopter. L’importante dispersion des performances en 2019 entre les diverses sociétés de gestion fait logiquement l’écho de toutes ces bizarreries théoriques.
… mais pas le K.O. !
Au-delà de ces difficultés « académiques », faire la liste des risques ou des incertitudes fondamentales menaçants est un véritable inventaire à la Prévert : dette mondiale record (255 000 Mds $, soit 320% du PIB), commerce international comprimé (progression de +1,5% en volume, mais contraction de -1,7% en valeur), situations intérieures en Espagne et en Italie, site pétrolier majeur attaqué en Arabie Saoudite, nouveau renforcement des sanctions contre l’Iran, révoltes sociales multiples, Brexit, procédure de destitution à l’encontre de D.Trump… Pourtant, les diverses classes d’actifs ont affiché de très bonnes performances cette année ! Comment expliquer ce paradoxe ?
La première explication est que 2018 avait été une année boursière catastrophique pour toutes les classes d’actifs. Il y a donc une forme de compensation entre les performances de 2019 et celles de 2018. Pour se faire une représentation plus juste de la réalité, il est intéressant de cumuler ces deux exercices, car on retrouve alors des performances un peu plus en conformité avec des rendements historiques.

La seconde et principale explication des bonnes performances boursières de 2019 tient à l’inflexion résolument accommodante des politiques monétaires dans le monde. Prenant acte de la dégradation du contexte économique et géopolitique international, la plupart des banquiers centraux ont abaissé leurs taux d’intérêts, et même parfois relancé des « quantitative easings ». Bien que chaque banque centrale agisse indépendamment, leur démarche a été en définitive convergente : d’importantes liquidités ont été injectées en soutien de l’économie et des marchés financiers. La crainte majeure des banquiers centraux est que, ayant délibérément incité les agents économiques à s’endetter durant les dernières années, un ralentissement économique pourrait provoquer des défauts de remboursements, voire des cas d’insolvabilité, et qu’une crise financière majeure s’enclencherait éventuellement. Préférant alors sur-réagir en amont de tout tassement conjoncturel, les banquiers centraux sont désormais tributaires des statistiques économiques (« data dépendants »), contraints à être pro-actifs, et l’inflation, au demeurant toujours étonnamment faible actuellement, passe alors au second plan de leurs priorités. Au vu des anticipations de croissance économique mondiale pour l’an prochain (+3,1% selon le consensus, tout comme en 2019), les politiques monétaires devraient conserver leur biais accommodant, même si une pause pourrait s’imposer début 2020. Se posent en revanche les questions de l’étendue des instruments monétaires encore disponibles en cas de nécessité, ainsi que de leur efficacité résiduelle sur l’économie réelle. En effet, des taux d’intérêts déjà extrêmement bas et pourtant abaissés durant l’année n’ont pas empêché le recul de la croissance économique en 2019. Les taux d’intérêts bas sont nécessaires, mais ils ne sont pas suffisants !

Les effets bienfaisants des politiques monétaires accommodantes sur l’économie réelle s’essoufflant, c’est désormais du côté des politiques budgétaires que les espoirs des investisseurs se reportent généralement. Contrairement aux banques centrales, les États peuvent en effet prendre des décisions d’investissements ayant des effets concrets et immédiats sur la croissance, sur l’emploi… Toutefois, au-delà des évidentes objections dues à l’ampleur des endettements déjà contractés par la plupart des États, les détracteurs de ces politiques interventionnistes font valoir qu’il y a alors surtout substitution de la sphère publique au secteur privé, et que la stimulation économique additionnelle serait finalement marginale. En 2019, la faiblesse de l’investissement des entreprises du secteur privé ne pouvant s’expliquer par des conditions financières difficiles, la raison en est alors soit l’absence de projets intéressants, soit faute de main d’œuvre qualifiée, soit enfin par manque de confiance du fait d’un environnement géopolitique trop perturbant. Pour ce qui est de la main d’œuvre qualifiée, il faut du temps pour la former, ou bien avoir une politique migratoire très incitative, ce qui n’est généralement pas dans l’air du temps… Le privé et le public se disputent donc effectivement une ressource relativement « rare » ! Pour ce qui est de la confiance, elle ne se décrète pas, c’est pourquoi des initiatives d’investissement par les États seraient les bienvenues pour entretenir la croissance, en attendant que la confiance se rétablisse. La défense, la justice, l’éducation, la santé, la transition énergétique, les interconnexions aériennes, autoroutières ou électriques, la téléphonie 5G… autant de défis majeurs ou de projets d’investissements de très long terme que la sphère publique devrait promouvoir. Certains verront peut-être le jour, mais ce sera long, et d’autant plus difficile qu’il faudra souvent trouver des agréments transfrontaliers pour pouvoir les mettre en œuvre. Les difficultés rencontrées par exemple dans l’exécution du plan européen d’investissement « Juncker » démontrent que mobiliser des capitaux ne suffit pas. Il convient d’identifier le bon projet après avoir écarté d’éventuels investissements alternatifs, trouver les prestataires qui assureront dans de bonnes conditions et sur la durée le déploiement de chaque investissement retenu, s’assurer que le cadre réglementaire et fiscal soit propice… Il ne faut donc pas surestimer les potentiels soutiens à venir de la croissance économique issus des politiques budgétaires. De plus, pourquoi les États s’empresseraient-ils de soutenir la croissance, au risque de détériorer leurs balances extérieures, alors même que la consommation nationale est généralement solide et que la faiblesse de l’investissement s’explique souvent par des problèmes internationaux sur lesquels ils n’ont pas de prise ? Enfin, il est probablement judicieux de garder des réserves d’intervention au cas où le Brexit, ou les tensions commerciales déraperaient, la coopération n’étant pas le point fort entre les États actuellement !
À l’évidence, les politiques monétaires et budgétaires resteront des amortisseurs actifs de ce cycle très atypique, mais qui s’essouffle indiscutablement. Les États, tout comme les banquiers centraux, pourraient commettre ponctuellement des erreurs de jugement, mais leur intérêt commun consistant à retarder ou à atténuer le tassement économique, devrait plutôt limiter la probabilité ou l’imminence de décrochages « macro-économiques ». L’éventuel retour de l’inflation est peut-être l’une des menaces qui mériterait plus de considération puisque, dans cette hypothèse, les actuelles anticipations des banques centrales seraient prises à revers, limitant d’autant les marges de manœuvre des États, ceci du fait du probable renchérissement du coût de l’emprunt qui en découlerait !
Les entreprises… maillon faible désormais ?
Les taux d’intérêts de beaucoup d’obligations souveraines étant négatifs ou nuls, les épargnants désireux de bénéficier encore de rendements réguliers ont été contraints de chercher des supports d’investissements alternatifs. L’immobilier « papier », les placements dans des sociétés non cotées en bourse (i.e. le « Private Equity »), les actions cotées à forte visibilité d’activité et versant des dividendes récurrents… autant de solutions de repli exploitables. L’immobilier pouvant avoir son propre cycle spécifique (démographie, etc.), nous l’écartons de cette analyse pour nous intéresser en revanche aux actions cotées ou non cotées.
Revenons tout d’abord sur la problématique de valorisation des entreprises ! Ainsi que nous l’avons vu précédemment, le calcul est rendu complexe aujourd’hui par l’extrême faiblesse des taux d’intérêts. Mieux vaut plutôt alors s’intéresser au multiple de chiffre d’affaires, c’est-à-dire au rapport entre la capitalisation boursière d’un indice d’actions et le chiffre d’affaires cumulé des sociétés le composant. Cet indicateur présente en effet l’avantage de ne pas recourir aux taux d’intérêts pour son calcul. À l’évidence, selon ce ratio, les investisseurs valorisent aujourd’hui très chèrement des perspectives d’activité pourtant moroses, son niveau étant par exemple bien supérieur à celui prévalant avant la crise des « subprimes » pour l’indice américain S&P 500. Par ailleurs, les marchés sont supposés valoriser les espoirs de croissance à venir des bénéfices, alors même que depuis un an ceux-ci stagnent ou régressent, et que la conjoncture attendue l’an prochain ne devrait pas permettre une amélioration sensible de la profitabilité des entreprises, notamment pour celles ayant vu leur « pricing power » se dégrader vis-à-vis de leurs clients ou fournisseurs.

Le cycle économique étant de plus en plus mature, l’heure de vérité approche probablement désormais pour bien des entreprises survivant depuis plusieurs années grâce aux politiques monétaires extrêmement accommodantes des banques centrales. Afin d’éviter de voir leurs Bilans asphyxiés par des prêts non performants, les banques sont incitées aujourd’hui à « nettoyer » leurs portefeuilles de clients. Qu’une société comme Thomas Cook se retrouve en faillite pour « seulement » 1,9 Mds € de dettes à renégocier prouve que la faiblesse des taux d’intérêts ne suffit plus à obtenir un rééchelonnement additionnel de son échéancier et que les entreprises « zombies » ne seront plus nécessairement sauvées. De même, les holdings de contrôle du distributeur français Casino ont été placées en procédure de sauvegarde avec 3,4 Mds € de dettes en suspens. Sur la durée, la croissance et les bénéfices doivent toujours compenser l’endettement, sous peine d’insolvabilité ! L’actuel tassement économique est le révélateur des faiblesses de certaines sociétés, notamment leur surendettement, et il faut s’attendre à ce que d’autres « accidents de crédits » se produisent durant les prochains mois, les banques étant désormais plus regardantes. L’agence de notation Moody’s s’attend ainsi à ce que les défauts de remboursement des entreprises passent de 1,9% cette année en Europe à 4% en 2020. Une grande vigilance doit donc être accordée à ces défaillances financières car ce sont généralement les signes avant-coureurs de chocs boursiers prononcés.

Si les obligations d’entreprises ou encore les actions cotées peuvent effrayer, les sociétés non cotées pourraient être, au final, bien plus vulnérables encore. Il suffit par exemple de comparer les performances des actions américaines cotées à celles des fonds de capital risque (« Venture Capital ») pour se rendre compte de l’ampleur de la déconnexion qui s’est produite entre ces deux groupes d’actions depuis la crise des « subprimes » en 2008. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation :
- N’affichant pas d’évolution quotidienne de leur valorisation, ces sociétés semblent moins versatiles que leurs homologues cotées, même si ce n’est qu’une illusion de moindre volatilité !
- Les exigences de reporting d’activité sont bien plus souples que pour les sociétés cotées, puisqu’à la fois moins fréquentes et moins détaillées.
- D’importants effets de leviers financiers via l’endettement accentuent la performance ou la contre-performance de ces entreprises attirant les investisseurs, notamment par des avantages fiscaux spécifiques.
- Le débat quant à leurs valorisations n’apparaît que lorsqu’elles veulent se faire coter en bourse ou bien quand elles procèdent à certaines opérations financières exceptionnelles (acquisitions, levées de capitaux privés, etc.).
- Contrairement aux actions cotées qui peuvent faire l’objet de ventes structurelles par certains investisseurs (i.e. des « hedge funds »), le non coté n’a exclusivement que des investisseurs acheteurs, donc pas de flux à contre tendance.
L’exemple récent de la société Wework, spécialisée dans le « co-working » est particulièrement édifiant ! Cette entreprise ayant procédé début 2019 à une levée de capitaux privés la valorisant à 47 Mds $ vient d’échouer à se faire coter en bourse, et a fait l’objet d’un sauvetage en urgence pour une nouvelle valorisation autour de 8 Mds $, soit 6 fois moins que ce qu’elle prétendait valoir en début d’année ! Ce cas n’est pas sans rappeler les déboires des entreprises technologiques en 2000 qui, en dépit de pertes financières très importantes, séduisaient les investisseurs par des concepts innovants ou de rupture, jusqu’à ce que les cycles économique et financier les rattrapent.

Au vu de ces alertes multiples, l’exposition des investisseurs aux actions se fait souvent aujourd’hui avec réticence, à contrecœur, motivée surtout par l’attrait relatif des actions par rapport aux obligations et non par une conviction véritable (valorisation ou momentum). La complexité du contexte géopolitique et la maturité du cycle économique incitent en effet plutôt à la prudence, expliquant que la plupart des investisseurs privilégient les mêmes thématiques : des sociétés peu exposées aux cycles économiques, de préférence en situation de monopole ou d’oligopole afin de sécuriser les marges bénéficiaires, disposant d’une trésorerie confortable permettant les versements de dividendes ou rachats d’actions… Le risque est alors que tout le monde étant positionné sur les mêmes sociétés en même temps, il n’y aura parfois plus d’acheteur marginal lorsqu’un mouvement de vente se produira sur ces titres consensuellement détenus. C’est pourquoi il faut s’attendre à des accès ponctuels de volatilité, y compris sur les « belles valeurs », même si celle-ci semble anesthésiée en cette fin d’année.
Quelle allocation financière faut-il privilégier ?
Les États et les banques centrales resteront à la manœuvre afin d’atténuer les éventuels chocs économiques ou financiers, notamment pour éviter l’asphyxie des emprunteurs qu’une remontée des taux d’intérêts provoquerait. La récession industrielle observée en 2019 pourrait devenir moins préjudiciable début 2020, ceci par effet de base statistique ou bien encore grâce à la désescalade partielle des tensions commerciales sino-américaines mais, tant que la confiance des chefs d’entreprises ne sera pas significativement restaurée, l’investissement privé ne reprendra pas. La médiocre visibilité quant aux candidats qui s’opposeront finalement lors de la présidentielle américaine décourage plutôt les initiatives d’investissements rapides dont la pertinence pourrait être remise en cause quelques mois plus tard ! La question du risque de contagion de l’industrie aux services sera tranchée l’an prochain. En effet, il y a généralement un décalage entre les difficultés rencontrées par l’industrie et les mesures de « sauvegarde » (restrictions budgétaires, licenciements, etc.) qu’elles sont susceptibles d’adopter et affectant les activités de services ou la consommation des ménages.
Alors que la macro-économie était déterminante pour les allocations d’actifs durant les dernières années, ce sont probablement désormais les entreprises qu’il faudra scruter à nouveau. Les phénomènes de flux financiers acheteurs, auto-entretenus en cette fin d’année, pourraient se prolonger encore un peu, mais il nous semble que, même pour l’investisseur qui n’est pas pessimiste, le contexte milite pour des allocations d’actifs prudentes et bien diversifiées. En 2020, le comportement du crédit d’entreprises à haut rendement pourrait être la source d’indications précieuses pour ajuster les portefeuilles.