Depuis dix ans déjà, les États et les banques centrales s’évertuent à contrecarrer les effets de la crise des subprimes et cherchent à restaurer une dynamique robuste. Si beaucoup de pays sont parvenus à rétablir un niveau d’emploi satisfaisant, la croissance économique reste en revanche bien en-deçà des standards précédents et elle décélère à nouveau, l’inflation se dérobe, l’investissement patine, et certains pans de la consommation des ménages (l’automobile notamment !) inquiètent les autorités. Ce constat morose encourage l’hypothèse d’adoption de nouvelles mesures interventionnistes, dont l’éventuelle mise en œuvre aurait bien entendu d’importantes incidences sur les allocations d’actifs à privilégier pour les épargnants.
« Toute frontière, comme le médicament, est remède et poison … et donc affaire de dosage. » (Régis Debray)
La crise des subprimes a radicalement transformé l’influence des banques centrales sur nos économies, comme l’atteste la taille de leurs Bilans au regard du PIB. Désormais, nombreux sont les investisseurs sefigurant qu’elles peuvent contenir, par leurs seules interventions, tout potentiel choc économique ou financier significatif qui menacerait. Mais, en réalité, leur « magnétisme » s’estompe ! Lorsque les banques centrales ont mis en œuvre leurs programmes d’achats d’actifs obligataires, les fameux « quantitative easings », elles bénéficiaient alors de l’effet de surprise. L’impact « psychologique » de ces annonces était presque aussi déterminant que les capitaux réellement engagés pour faire baisser le coût de l’emprunt.

Pour obtenir aujourd’hui un impact significatif sur la croissance économique ou sur l’inflation, les montants qu’il conviendrait d’y consacrer seraient bien supérieurs à ceux dépensés jusqu’à présent. En effet, le constat d’échec partiel de ces stratégies conduit à trois conclusions possibles : cette panoplie d’instruments monétaires hétérodoxes est soit inadaptée, soit épuisée (cf. taux d’intérêts désormais négatifs !), soit son dosage est insuffisant. À l’évidence, les banquiers centraux sont convaincus qu’il convient encore de tester de nouvelles posologies, chaque banque adaptant ses décisions en fonction de son contexte domestique spécifique et, plus encore, selon les instruments restant à disposition. Si les orientations monétaires suivies actuellement sont convergentes (i.e. accommodantes), il n’y a en revanche plus de réelle coordination entre les banques centrales, voire même il règne probablement une forme de concurrence entre elles (cf. impacts de leurs mesures sur les devises, et la compétitivité en découlant).
La BCE disposant aujourd’hui d’une marge de manœuvre résiduelle très limitée sur ses taux d’intérêts (son taux de dépôt étant désormais fixé à -0.50% !), elle n’a d’autre choix que de faire reposer l’essentiel de sa stratégie sur les achats d’actifs obligataires. Toutefois, la quote-part d’obligations allemandes disponible chaque mois s’épuisant du fait de l’orthodoxie budgétaire menée par le pays, la BCE a dû contourner cette contrainte opérationnelle en contingentant la taille de ses achats mensuels (20Mds € « seulement » à partir du 1er novembre), mais en ne fixant en revanche aucun calendrier d’expiration à ce nouveau « quantitative easing ». Comme cet exemple l’atteste, les banques centrales ont parfois asséché le potentiel de certains instruments de politique monétaire à leur disposition.
Il conviendrait de ce fait désormais de redéfinir leurs missions et le cadre réglementaire dans lequel elles peuvent évoluer, afin d’aménager des leviers d’intervention plus adaptés à l’actuel contexte économique et financier. Une telle démarche permettrait, de plus, de préserver le restant de crédibilité que les investisseurs leur accordent encore. Faut-il par exemple rester ancré sur des objectifs d’inflation trop ambitieux et certainement « périmés », car ne tenant pas suffisamment compte des transformations digitales de nos économies ? La BCE ne pourrait-elle aller au-delà du 1⁄3 d’émission obligataire de chaque État, en renonçant par exemple aux droits de votes associés à la détention de ces obligations, de façon à contourner la problématique d’aléa moral en cas de défaut de paiement d’un pays ? L’achat d’obligations d’entreprises doit-il être intensifié ? Faut-il envisager de généraliser la pratique de la Banque du Japon consistant à financer plus directement l’économie en s’autorisant des achats de paniers indiciels d’actions en bourse ?

Mais l’une des importantes limites à la bonne transmission des actions des banques centrales à l’économie réelle tient au fait qu’elles recourent à deux intermédiaires que sont les banques et les marchés financiers. Ces derniers ne sont toutefois incités à prêter que si la probabilité de défaut du débiteur reste modérée, ou bien encore si le risque pris est compensé par le niveau élevé du taux d’intérêt. Mais, aujourd’hui, l’extrême faiblesse des taux d’intérêts et les nombreuses craintes de ralentissement économique sont autant de freins à la bonne diffusion des politiques monétaires. C’est pourquoi de plus en plus d’économistes réputés prônent le recours à une action choc : « l’hélicoptère monétaire » ! Il s’agirait alors pour les banques centrales de déverser directement sur le compte des ménages une certaine somme d’argent de façon à stimuler la consommation et raviver l’inflation. Plusieurs arguments sont toutefois avancés pour s’opposer à une telle initiative :
- Quelle légitimité juridique les banques centrales auraient-elles à effectuer des versements sans contreparties réelles inscrites à leurs Bilans ?
- Le message envoyé ne serait-t-il pas paradoxalement anxiogène pour les ménages, et les capitaux n’iraient-ils pas plutôt à l’épargne qu’à la consommation, sauf à éventuellement imposer des « bons d’achats périssables » ?
- Quelle confiance pourrait-on encore accorder à la monnaie nationale si une « planche à billets » pouvait être actionnée librement, et ne serait-ce pas une brèche additionnelle offerte au développement des crypto-devises ?
- Plutôt que de privilégier un soutien à la demande via la consommation des ménages, ne vaudrait-il pas mieux plutôt favoriser l’offre au travers d’aides aux entreprises ?
Sans porter de jugement quant au bien-fondé d’une éventuelle expérience d’ « hélicoptère monétaire », le simple fait qu’une telle thèse émerge démontre que les banques centrales épuisent leur réserves d’instruments et, peut-être plus inquiétant encore, leur crédibilité ! Toutefois, en dépit des réserves exprimées par certains, les banquiers centraux ont démontré qu’ils savent être réactifs lorsque les circonstances l’imposent, mais ceci nécessite de disposer d’une large panoplie d’instruments pour agir. C’est pourquoi, nombreux sont ceux militant pour qu’une mission élargie de « régulation de la conjoncture économique et financière » soit attribuée aux banques centrales. Mais si un tel chambardement devait intervenir, de quel degré d’indépendance disposeraient-elles vis-à-vis des autorités politiques, auprès de qui devraient-elles faire rapport de leur activité, quels critères objectifs permettraient-ils de mesurer leurs succès ou leurs échecs… ? Ces diverses questions se posent avec d’autant plus d’acuité que D.Trump ne cesse de pousser aujourd’hui les dirigeants de la FED dans leurs retranchements, cherchant à imposer des baisses de taux que seuls son calendrier électoral et le désordre commercial international que lui-même provoque justifieraient !
Le fait que J.Powell (FED) et que C.Lagarde (BCE) aient tous deux des profils de « juristes » plutôt que de « techniciens » démontre que la « communication » (« forward guidance ») est aujourd’hui en soi un important instrument de politique monétaire, se substituant partiellement à des outils financiers perdant en efficacité. Mais, plus encore, cela pourrait aussi laisser présager qu’un important travail réglementaire se profile visant à remettre à plat les attributions des banques centrales ! L’actuel contexte économique et financier étant complexe, voire inquiétant par bien des aspects, il serait préférable que ces changements interviennent vite afin que ces banques centrales de « nouvelle génération » soient opérationnelles rapidement. Il conviendra par ailleurs d’être vigilant quant à d’éventuels écarts significatifs de marges de manœuvres accordées à chaque banque centrale car, à l’évidence, le monde est de moins en moins coopératif (cf. débats autour des effets sur les devises) ! Il sera ainsi probablement difficile pour la zone Euro de faire converger les intérêts très divergents des États qui la composent, au risque d’affecter la future réactivité et crédibilité de la BCE. L’expérience politique, juridique et financière de C.Lagarde sera très précieuse au vu des enjeux à venir !
« Une fois qu’on a passé les bornes, il n’y a plus de limites. » (Alphonse Allais)
Les banquiers centraux ne cessent de répéter depuis des années que, pour être réellement efficaces, leurs actions doivent être impérativement appuyées par des politiques budgétaires volontaires. Il semble en effet bien paradoxal de constater qu’aujourd’hui la plupart des États sont PAYÉS pour emprunter (cf. taux d’emprunts négatifs), que le cycle économique ralentit, et que, pour autant, leurs initiatives budgétaires sont généralement modestes. De ce point de vue, l’Union Européenne est tout particulièrement déconcertante : ceux de ses membres pouvant faire de la relance ne le veulent pas, alors que ceux qui voudraient en faire ne le peuvent pas ! Les règles budgétaires du Pacte de Stabilité, que la zone s’est imposé par « discipline » ou par « orthodoxie », doivent-elles encore avoir cours alors même que le contexte politique (montée des populismes, Brexit), économique (tensions commerciales internationales), financier (taux négatifs), sociétal (immigration) a radicalement changé ? De même, n’est-il pas sidérant que, tous les ans, les administrations américaines risquent d’être soumises au « shut-down » budgétaire si le bras de fer entre Démocrates et Républicains venait à dégénérer ?

C’est pourquoi, dans bien des pays ou zones, une remise à plat des objectifs et fonctionnements budgétaires des États semble requise. Il serait logique de coupler alors la redéfinition des mandats des banques centrales avec celle des missions des gouvernements, afin d’éviter d’éventuels conflits ultérieurs. En première approche, le conjoncturel devrait plutôt relever de l’intervention des banques centrales, alors que le stratégique serait la prérogative des États. Les responsables politiques étant élus, les choix de sociétés adoptés et les budgets associés devraient ainsi principalement refléter la volonté explicite ou implicite du peuple sur le long terme. Les banques centrales, dont les dirigeants sont en revanche nommés, auraient pour mission d’assurer les « ajustements techniques » de plus court terme, de préférence de façon préventive plutôt que subie !
Bien entendu, le travail juridique de répartition des responsabilités respectives entre États et banques centrales serait long et laborieux à finaliser, mais faisons toutefois ici le postulat qu’ils aboutissent. Puisque les États bénéficient de taux d’intérêts négatifs, et qu’emprunter leur rapporte de l’argent, pourquoi alors ne pas intensifier les levées de capitaux pour financer des projets structurels de long terme ? Dans notre hypothèse, les gouvernements cesseraient d’emprunter pour financer des dépenses courantes ou répondre aux pressions de certains lobbies, mais investiraient par exemple dans d’importants projets d’infrastructures. La santé, la transition énergétique, les interconnexions aériennes, autoroutières ou électriques, la téléphonie 5G… autant de défis majeurs ou investissements de très long terme qu’il serait opportun de soutenir ! Quand bien même quelques projets seraient trop importants pour certains pays, pourquoi ne pas solliciter alors éventuellement des instances supranationales ?
Mais la réalité du terrain est bien plus contraignante que certains discours théoriques peuvent le laisser imaginer ! Les difficultés rencontrées par exemple dans l’exécution du plan européen d’investissement (500Mds € étalés entre 2015 et 2020), aussi appelé plan Juncker, sont très instructives à cet égard : identifier puis investir dans de véritables projets transnationaux et structurants sur le long terme se révèle bien plus difficile qu’attendu ! Dans de très nombreux cas, le financement est en réalité souvent une problématique secondaire car, même lorsqu’un projet prometteur est identifié, sa faisabilité peut être contrainte par un facteur incontournable : la pénurie de travailleurs qualifiés ! Le secteur de la construction rencontre par exemple déjà de très importantes carences en main d’œuvre, ce qui signifie qu’il n’y aurait pas de surcroît d’activité à vouloir lancer de nouvelles infrastructures qui feraient en réalité concurrence à d’autres projets déjà existants, sachant qu’en revanche ce serait susceptible de provoquer des tensions salariales additionnelles. De même, la pénurie d’ingénieurs en électronique et en informatique, entre autres domaines, limite déjà aujourd’hui les capacités de développement de très nombreuses entreprises du secteur privé dans l’aéronautique, le transport, l’énergie, la finance, l’intelligence artificielle… Avant même d’envisager de financer des investissements industriels de long terme, les gouvernements doivent absolument s’atteler à mettre en adéquation la formation de la population avec les besoins présents et futurs, ce qui est d’autant plus complexe à apprécier que la vitesse des évolutions technologiques complique énormément la donne !

Reprocher aujourd’hui à l’Allemagne de ne pas faire de relance par excès d’orthodoxie budgétaire signifie en réalité méconnaître certaines contraintes politiques et économiques auxquelles le pays est confronté. Le taux de chômage en Allemagne est de 5%, et le pays manque de main d’œuvre qualifiée dans bien des secteurs d’activité. Les projets ne manquent pas, le financement est facile (surtout pour l’État qui emprunte à taux négatif quelle que soit l’échéance !), mais le personnel qualifié manque, et l’immigration est devenue un sujet clivant (cf. montée de l’électorat en faveur de l’AFD). De même, si l’effet d’annonce d’un « Green Deal » européen par Ursula von der Leyen (budget potentiel de 1000Mds € consacrés à l’écologie sur les 10 prochaines années) est séduisant de prime abord pour les investisseurs et les marchés financiers, les difficultés d’exécution devraient être les mêmes que celles du plan Juncker. La priorité absolue devrait être aujourd’hui de se focaliser sur l’éducation et la formation de la population mais, bien entendu, les retombées favorables de tels investissements humains seraient différées et ne répondraient donc pas aux exigences invoquées de croissance de court terme. De même, il est essentiel de savoir attirer, puis de fidéliser les employés qualifiés par des conditions de vie, de travail et des rémunération attrayantes, de façon à éviter le « pillage de cerveaux » que l’on peut observer à travers le monde entier.
« Le monde de la réalité a ses limites ; le monde de l’imagination est sans frontières. » (Jean-Jacques Rousseau)
L’actuel cycle économique est très atypique : il est particulièrement long (10 ans déjà !), mais le rythme de cette croissance est en revanche très modeste, et l’inflation est devenue étonnamment atone. Toutefois, à l’évidence, en dépit des importants soutiens financiers des banques centrales, ce cycle s’essouffle désormais. Sauf à leur accorder très vite de nouveaux pouvoirs et instruments d’intervention, le relais des politiques budgétaires et fiscales des États semble inéluctable en cas de tassement prononcé de la croissance : nous sommes alors dans une phase de transition importante. Au-delà des problématiques réglementaires et de la répartition des tâches respectives, afin d’améliorer l’efficacité d’une éventuelle relance budgétaire d’ampleur appuyée par les banques centrales, une coordination entre les États serait préférable, mais cela ne semble, hélas, plus être le sens de l’histoire !
Tant que les taux d’intérêts réels resteront négatifs et inférieurs à la croissance, le niveau d’endettement importe finalement peu … voilà en synthèse le message actuellement envoyé par les marchés financiers aux autorités. Cette stratégie de relance budgétaire ne se justifie alors que si, à terme, inflation et croissance compensent le surcroît d’endettement. Dès lors, la collaboration entre les banques centrales et les États doit être plus étroite qu’aujourd’hui, sans pour autant que les banques centrales soient inféodées aux gouvernements ! Mais, comme nous l’avons vu, les investisseurs sont probablement trop optimistes et ambitieux quant au calendrier et à l’ampleur de ces avancées. Paradoxalement, tant que les marchés financiers resteront sur des sommets historiques, les autorités ressentiront peu l’urgence de réaménager leurs rapports, alors que les crises financières sont toujours d’efficaces électrochocs réglementaires (cf. régulation bancaire à la suite de la crise des « subprimes », avec ses avantages, mais aussi ses nombreux effets pervers !).

Des relances budgétaires d’ampleur auraient pour effet de contraindre les États à émettre beaucoup plus d’obligations pour financer ces soutiens, ce qui pèserait sur les marchés obligataires, à moins que les banques centrales n’achètent systématiquement ce surcroît de dettes. L’appétit des investisseurs pour les actifs réputés « risqués » (i.e. actions, émergents, matières premières…) serait en revanche stimulé par de telles annonces puisque le cycle économique serait prolongé, voire temporairement dopé. Dans une telle hypothèse, il faudrait s’attendre à de très importantes réallocations financières. Ceci explique l’actuel dilemme des investisseurs qui, alors même que le cycle s’essouffle, n’osent pas sortir des marchés.
À ce stade, il nous semble toutefois plus raisonnable de se concentrer sur les fondamentaux et sur les données quantifiables plutôt que de « spéculer » sur d’éventuels soutiens budgétaires futurs à l’efficacité incertaine. Le Brexit est de plus en plus probable, et ce sera un choc négatif de croissance et de confiance, quand bien même une convergence de vues permettait d’atténuer la question de la frontière non matérialisée entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne (« backstop »). De même, un éventuel accord commercial de façade entre la Chine et les États-Unis n’enlèverait rien à la lutte pour le leadership mondial entre ces deux pays, et à la réorganisation des productions que cela induit pour les entreprises. Enfin, les comportements de beaucoup d’actifs financiers relèvent aujourd’hui d’une fuite en avant afin de capter du rendement, beaucoup d’investissements se faisant par défaut et non par conviction. Nous persistons de ce fait dans une sous-pondération des actions, accordant notre préférence aux zones offrant à ce stade le plus de visibilité (États-Unis) et aux sociétés à forte croissance alors que la croissance mondiale ralentit. Le soutien des banques centrales étant officiellement confirmé et acté, ceci nous conforte dans notre surexposition aux obligations. Les matières premières nous semblent toujours justifier d’une sous-pondération à ce stade, sauf pour l’or en tant qu’actif refuge et de diversification.