Date de publication : 5 avril 2022

Les matières premières sont de nouveau au cœur de nos préoccupations quotidiennes, et leurs performances boursières l’attestent. C’est en effet de loin la classe d’actifs la plus performante en 2022 (+16,82%), après un gain déjà spectaculaire de +24,64% en 2021 ! Depuis de nombreuses années, les matières premières avaient pourtant été plutôt reléguées au rang de simples « commodités », mais l’actualité les porte de nouveau sur le devant de la scène. Ce réveil est-il temporaire, comme souvent par le passé, ou bien pourrait-il être durable, et quelles conséquences cela aurait-il pour l’allocation de l’épargne ?

Définition :

Les matières premières sont des ressources naturelles qui, après transformation, servent de source d’énergie ou bien à la fabrication de produits manufacturés. Elles se décomposent en 4 principales sous-catégories, ayant chacune des utilités et des fondamentaux très spécifiques : l’énergie, les métaux industriels, les métaux précieux, et enfin les denrées alimentaires. De tous temps, la question de l’accès aux matières premières a été un enjeu vital, et bien des guerres s’expliquent par la volonté de se les approprier. Avec la montée en puissance des activités de services et les gains de productivité accomplis dans l’industrie, la contribution des matières premières dans la valeur finale des produits a beaucoup diminué, c’est pourquoi, bien qu’indispensables, les investisseurs leur ont accordé progressivement un peu moins d’attention. Toutefois, la COVID et le conflit entre la Russie et l’Ukraine ont radicalement changé la donne.

Quelques rappels utiles :

  • Certains pays sont fortement dotés en matières premières et d’autres en sont largement dépourvus. Cette grande disparité affecte la souveraineté des États et crée des dépendances géostratégiques importantes.
  • De véritables écosystèmes économiques sont organisés autour de l’exploitation et de la transformation des matières premières, et constituent d’importants employeurs de main-d’œuvre plus ou moins qualifiée. C’est pourquoi ce sont, là encore, des secteurs sensibles pour les États, d’autant que les enjeux écologiques associés à leur exploitation sont très importants pour les populations locales.
  • Beaucoup de pays consomment tout ou partie de leur propre production de matières premières. Pour les marchés financiers, ce qui importe est alors moins les quantités de matières premières finalement produites que les surplus non consommés sur place, ces derniers faisant l’objet d’échanges internationaux. Le développement de produits financiers, plus ou moins complexes, a contribué à fluidifier ces échanges internationaux, mais facilite aussi la spéculation.
  • Lorsqu’un pays importe une matière première, il effectue un transfert de pouvoir d’achat vers le pays lui ayant vendu cette ressource. La hausse actuelle des prix des matières premières pénalise beaucoup de pays, mais profite à d’autres : cette situation n’est donc pas exclusivement négative pour la croissance mondiale. Se pose en revanche la question de la concentration du pouvoir d’achat ainsi transféré entre quelques mains, et de l’emploi fait de cette manne financière. De ce point de vue, la Norvège est un véritable modèle à suivre avec son fonds souverain destiné à protéger les intérêts de long terme de toute sa population… mais c’est plutôt une exception dans le monde !
  • La facturation des matières premières est généralement libellée en Dollar, mais pas toujours. Certains pays souhaitent, pour des motifs de souveraineté ou d’indépendance financière, éviter le Dollar (Chine avec le Yuan par exemple). Les fluctuations relatives entre les devises peuvent atténuer, ou bien au contraire accentuer, le coût d’achat des matières premières. Il convient donc d’être attentif à ce facteur additionnel ! La très forte appréciation actuelle du Dollar renchérit beaucoup la facture pour la plupart des pays dans le monde.
  • Les matières premières se situent en amont des chaînes de production. Toute situation de pénurie affecte directement leurs prix, et cela a des effets en cascade sur les coûts de production de tous les biens et services fabriqués grâce à elles. Pour éviter cet enchaînement inflationniste, il faudrait que les entreprises puissent compenser ces hausses de coûts d’entrants par d’importants gains de productivité ou bien, si elles n’y parviennent pas, qu’elles acceptent de sacrifier une partie de leurs marges bénéficiaires. Au vu de l’ampleur et de la vitesse des hausses actuelles de prix des matières premières, les entreprises n’ont pas d’autre choix que de relever, au moins temporairement, leurs prix de vente.
  • Les entreprises sont aujourd’hui gérées en « flux tendus ». Autrement dit, elles disposent de stocks de matières premières généralement modestes afin de limiter les frais associés au stockage. Mais tout problème d’approvisionnement ponctuel peut provoquer d’importants blocages de production pour l’entreprise. Pour atténuer ce risque, elles utilisent des produits financiers optionnels permettant d’acheter ou de vendre des quantités de matières premières à des dates et à des prix convenus à l’avance. Malgré ces précautions, la spéculation financière autour des stocks marginaux de matières premières disponibles est aujourd’hui extrêmement intense, entraînant des fluctuations de prix pouvant être TRÈS spectaculaires, puisqu’on parle parfois de hausses de prix non pas à deux mais à trois chiffres durant ce seul premier trimestre de 2022 : au pic, jusqu’à +246% pour le gaz naturel, +132% pour le nickel, 102% pour le gasoil… !
  • Il faut souvent plusieurs années avant que de nouveaux sites d’exploitation de matières premières soient pleinement opérationnels, et souvent une décennie pour que ces investissements soient remboursés (à condition de ne pas avoir surestimé les flux de revenus futurs !). L’importance des aléas opérationnels et financiers explique la réticence des industriels à investir dans de nouvelles capacités, contribuant à entretenir les pénuries ponctuelles et la forte volatilité de leurs prix.
  • Les matières premières sont parfois substituables entre elles, bien que la qualité, les rendements, les coûts… soient alors en mode dégradé. Les violentes spéculations frappant parfois l’une ou l’autre des matières premières peuvent donc provoquer des effets de dominos sur les autres, et c’est précisément ce que l’on observe actuellement (du pétrole au gaz et au charbon, par exemple).
  • L’énergie étant nécessaire à l’extraction, à la transformation, au transport… de toutes les autres matières premières, toute fluctuation des prix énergétiques affecte mécaniquement les autres segments des matières premières. L’actuel envol des prix de l’énergie renchérit donc logiquement le coût d’exploitation de toutes les autres matières premières, justifiant une partie de ces hausses de prix généralisées.
  • Bien qu’ils soient souvent d’importants producteurs de matières premières, les pays émergents sont généralement très pénalisés par les flambées de leurs prix. En effet, les activités industrielles y sont intenses, et donc très consommatrices de matières premières. Par ailleurs, l’énergie et l’alimentaire occupent une part toujours importante dans le budget des ménages. Enfin, leurs devises ont beaucoup reculé face au Dollar depuis la crise de la COVID (-12,89% en moyenne depuis la fin 2019), accentuant d’autant leur perte de pouvoir d’achat. Le spectre de possibles émeutes sociales dues à des pénuries de produits alimentaires ne peut donc être exclu dans certains de ces pays (cf. « printemps arabes » en 2010-2011) !

La rupture de tendance due à la COVID et à la guerre en Ukraine :

La COVID a désorganisé la production et la livraison de la plupart des matières premières du fait des contraintes sanitaires affectant les personnels, en particulier pour les pays émergents, grands producteurs et exportateurs, accusant un très fort retard de vaccination. Par ailleurs, de nombreuses activités de loisirs ayant été rendues inaccessibles par les confinements successifs ou par les mesures barrières, les ménages et les entreprises ont réaffecté leurs dépenses vers des biens industriels, et ces derniers sont, par nature, bien plus gourmands en matières premières que les services. En conséquence, on a observé SIMULTANÉMENT un afflux énorme de demande et une baisse de la production… ce déséquilibre ne pouvait que se traduire par un envol des prix des matières premières. Précisons que la production de beaucoup de matières premières était déjà souvent, avant même la COVID, en bas régime parce que leur rentabilité financière était parfois faible, décourageant les investissements de capacité, mais aussi du fait de la montée en puissance du « socialement responsable » mettant à l’index les investissements pouvant nuire à la nature et dissuadant certains investissements pourtant nécessaires.

En début d’année, les économies du monde entier étaient plutôt en surrégime, profitant des impulsions budgétaires et monétaires mises en œuvre pour contrer les conséquences de la crise sanitaire. La plupart des matières premières étaient donc déjà sous tension, l’offre peinant à répondre à l’intensité de la demande. La guerre en Ukraine est donc arrivée au pire moment, et elle ne pouvait que provoquer un stress majeur sur leurs prix, ce qui faisait d’ailleurs probablement partie du plan de V.Poutine pour financer ce conflit et pour décourager les soutiens internationaux à l’Ukraine !

Selon la Banque Mondiale, la Russie est le 11ème pays au monde en termes de PIB (1630 Mds $) et l’Ukraine est au 60ème rang (130 Mds $)… soit, en cumul, seulement 2,1% du total mondial. Mais l’enjeu est bien plus important pour les matières premières, ces deux pays étant notamment des exportateurs mondiaux majeurs pour l’énergie et les produits agricoles. La Russie est ainsi le 3ème producteur au monde de pétrole avec 11,3 M de barils par jour, et le 2nd exportateur mondial derrière l’Arabie Saoudite. Plus d’¼ de la consommation de pétrole de l’Union Européenne (UE) vient de Russie. Pour ce qui est du gaz naturel, la Russie est là encore 3ème producteur mondial, mais elle en est même le 1er exportateur au monde; disposant de 20% des réserves mondiales, elle fournit 40% de la consommation européenne. Pour ce qui est des céréales, ¼ du total des exportations mondiales proviennent du duo Russie-Ukraine ! On peut aussi s’inquiéter de la situation du palladium, servant notamment pour les pots catalytiques, la Russie représentant 45% de l’offre mondiale, ou bien encore de celle du titanium, pour le secteur aéronautique, avec une part de marché de la Russie supérieure à 50% ! L’industrie des semi-conducteurs pourrait vite souffrir de problèmes d’approvisionnement en gaz néon, dont plus de la moitié provient d’Ukraine. Même sur un produit en apparence aussi banal que l’acier lourd, les 2 pays en sont des exportateurs majeurs, et cela peut pénaliser gravement des secteurs aussi essentiels que le bâtiment, l’automobile… La réaction épidermique des marchés financiers face à ce tragique événement est donc à la hauteur du stress potentiel que cela peut représenter pour les économies !

Point sur le secteur de l’énergie :

Les déficits d’investissement dans les énergies fossiles sont très importants : près d’¼ de ce qui aurait été nécessaire chaque année n’a pas été réalisé, et cela depuis près de 10 ans ! La nécessité de décarboner nos économies a en effet découragé les multinationales du secteur d’investir dans de nouvelles capacités, les sites étant voués à ne plus être exploités à un horizon relativement proche. Faute de prospection suffisante, les réserves exploitables diminuent donc. De plus, les sites les plus productifs s’épuisent graduellement, d’où une dégradation de leurs rendements. Parce que le « socialement responsable » s’impose, le financement de ces activités est, de surcroît, rendu de plus en plus complexe. C’est pourquoi, même avec l’actuelle flambée des prix des énergies fossiles, l’exploitation de nouveaux sites reste limitée, comme l’atteste par exemple l’évolution du nombre de forages pétroliers aux États-Unis. L’emploi partiel des stocks stratégiques de pétrole de certains États peut atténuer temporairement le stress haussier des prix, mais il faudra reconstituer plus tard ces stocks, autrement dit les prix se maintiendront ensuite à des niveaux élevés ! Malgré les efforts de sobriété énergétique, les contraintes structurelles sur l’offre sont telles que les prix des énergies fossiles devraient rester durablement élevés. En revanche, ces hausses de prix spectaculaires, mais aussi les dépendances géostratégiques mises en évidence par le conflit en Ukraine, justifient encore plus d’accélérer la bascule vers les énergies renouvelables. Ce processus sera néanmoins très coûteux, prendra des années, et les besoins en métaux industriels sont probablement trop exigeants pour y parvenir dans les délais espérés à ce jour ! Tant qu’une innovation technologique majeure n’aura pas été trouvée dans le domaine du stockage énergétique, la problématique de l’intermittence des énergies renouvelables impliquera de continuer de faire appel aux énergies carbonées ou bien à certaines dont l’emploi est débattu, tel que le nucléaire.

Pour ce qui est des conséquences du conflit en Ukraine sur l’approvisionnement en pétrole, il est possible d’intensifier à la marge la production de certains pays (Arabie Saoudite, Émirats Arabes Unis, États-Unis…) en substitution partielle des exportations de la Russie (autour de 5 M de barils par jour). On peut aussi espérer éventuellement voir le pétrole iranien revenir sur le marché (autour de 1 M de barils par jour) en cas d’accord sur le nucléaire. En revanche, au vu de l’état des installations pétrolières du Venezuela, l’apport éventuel de ce pays ne pourra pas être rapide. De plus, les qualités de pétrole varient fortement d’une zone à l’autre (pétrole lourd ou bien léger), et les raffineries ne peuvent pas s’accommoder facilement de ces différences de qualités. Plus généralement, il est peu probable que la logistique de transport du pétrole (disponibilité des tankers), que les infrastructures portuaires… puissent vite supporter de tels changements de circuits d’approvisionnement. Les spécialistes du secteur envisagent donc, à ce stade, un déficit d’offre d’au moins 1 M de barils par jour si les exportations de la Russie étaient complètement gelées. L’offre pétrolière restera contrainte, et la demande devrait, de son côté, s’ajuster à la baisse car, même si les États cherchent à atténuer les impacts économiques et sociaux de cette flambée des prix (cf. « boucliers énergétiques »), leur marge de manœuvre financière a déjà été très entamée par la COVID. De plus, ces palliatifs sociaux reviennent à subventionner des énergies carbonées alors que, dans la perspective de la mise en place de taxes CO2, des prix de l’énergie élevés sont en fait une incitation efficace à tendre vers plus de sobriété énergétique.

Dans un scénario du pire, le stress sur le pétrole semble a priori supportable. En revanche, il est certain que le gel des exportations de gaz russe serait impossible à surmonter avant plusieurs années. La dépendance de l’Europe est en effet bien trop forte : 40% est une moyenne, mais pour certains pays c’est l’intégralité de leur consommation qui est pourvue par la Russie. Les stocks de gaz sont bas au sortir de l’hiver et, sans la Russie, il serait impossible de les reconstituer suffisamment avant l’hiver prochain, les pays de substitution ne pouvant compenser l’ampleur des exportations russes. Par ailleurs, les contraintes de logistique sont tout simplement impossibles à résoudre. Le gaz est transporté soit par pipelines à l’état gazeux, soit par bateaux sous forme liquide (GNL : gaz naturel liquéfié). Il faudrait des années pour créer de nouveaux réseaux de pipelines, et le GNL nécessite des transports maritimes, des infrastructures portuaires, des raffineries très spécifiques pour être retransformé en gaz… donc des contraintes impossibles à résoudre dans un délai court. Il faudrait donc rationner drastiquement la demande de chauffage ou d’électricité, et envisager d’interrompre complètement l’activité de très nombreuses entreprises. Les conséquences en termes d’activité seraient donc catastrophiques !

Pour tempérer ce scénario noir, rappelons tout d’abord que les craintes d’arrêt de flux des matières premières (énergétiques ou autres) sont jusqu’à présent bien plus fortes que les interruptions réellement constatées. Ensuite, face à des sanctions économiques et financières exceptionnellement fortes, la Russie n’a pour ainsi dire plus de moyens de se procurer des devises étrangères en dehors des exportations de matières premières. Par ailleurs, l’hypothèse d’un éventuel report de ses exportations vers l’allié chinois est irréaliste, là encore du fait d’infrastructures entre les deux pays incapables de supporter de tels flux soudains. Qui plus est, sur le long terme, la Chine a-t-elle intérêt à choyer un fournisseur d’énergies carbonées vouées à ne plus être employées d’ici quelques années, ou bien plutôt les acheteurs occidentaux de ses produits manufacturés ? La Russie a peut-être surestimé l’étroitesse de ses liens avec la Chine, et cette dernière a certainement été impressionnée par l’ampleur des rétorsions et sanctions appliquées.

Point sur les denrées alimentaires :

Les marchés agricoles sont étroits, concentrés et souvent rigides. En moyenne, seulement 15% à 20% des céréales produites font l’objet d’échanges sur les marchés internationaux. Si on s’en tient aux céréales exportées dans le monde, 1 tonne sur 4 provient d’Ukraine ou de Russie, et les deux pays représentent par exemple les 3⁄4 des exportations d’huile de tournesol. Par ailleurs, les aléas climatiques (sécheresses ou excès de pluviométrie) rendent de plus en plus aléatoires les rendements agricoles, et c’est précisément ce qui caractérise les dernières années. Le conflit en Ukraine a donc accentué des stress déjà préexistants sur ces marchés spécifiques. En 3 mois, les prix des denrées agricoles progressent de +8,1%, alors qu’ils avaient déjà gagné +50,26% depuis 2020, et il est difficile d’imaginer qu’ils rebaissent rapidement. Comment concevoir en effet que les récoltes, que les semis… puissent s’effectuer normalement en Ukraine alors que le territoire est en pleine guerre. Mais l’enjeu n’est pas seulement celui des récoltes et des stocks actuels en territoire de guerre, mais aussi ceux de demain et d’après-demain dans de très nombreux autres pays. Ce conflit complique en effet extraordinairement l’accès aux engrais et aux pesticides, la Russie fournissant 23% de l’ammoniaque, 17% du potassium, 14% de l’urée, 10% des phosphates dans le monde… et tous les pays sont alors potentiellement impactés ! De plus, l’envol des prix de l’énergie renforce logiquement l’intérêt pour les agrocarburants, mais ces derniers entrent alors en concurrence avec la consommation humaine ou celle dédiée à l’élevage. Les médias concentrent généralement leurs focus sur l’actuel stress énergétique, mais c’est plus probablement un drame alimentaire qui se prépare et, comme toujours, ce sont les plus pauvres qui en seront les premières victimes !

Point sur les métaux industriels :

Sans même avoir une quelconque vue quant à l’éventuelle dynamique du cycle économique à venir, les métaux industriels ne peuvent qu’être très recherchés durant la prochaine décennie. En effet, la marche forcée mondiale vers la transition énergétique et les besoins exponentiels de semi-conducteurs nécessiteront de disposer de quantités inédites de métaux. Une éolienne, un panneau solaire, une voiture électrique, la densification des réseaux électriques… ont besoin de vent ou de soleil, mais bien plus encore de cuivre, d’aluminium, de nickel, de cobalt, de lithium… ! Un véhicule 100% électrique emploie par exemple 6 fois plus de métaux (notamment 4 fois plus de cuivre) qu’un véhicule à moteur thermique ! Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la demande cumulée de certaines « terres rares », du lithium, du graphite, du cobalt et du nickel va quadrupler en moyenne entre 2020 à 2040, voire une multiplication par 42 pour le lithium, par 19 pour le nickel, et par 7 pour les « terres rares ». L’Institut français du pétrole et des énergies nouvelles (IFPEN) prévoit pour sa part qu’en 2050 environ, 90% des réserves de cuivre identifiées à ce jour dans le monde pourraient avoir été consommées, recyclage inclus ! Il est probable que nous soyons en train de substituer une dépendance aujourd’hui aux énergies fossiles pour une dépendance à terme aux métaux, et les activités de recyclage de métaux sont probablement vouées à un bel avenir ! Attention alors à ne pas devenir tributaires demain de la bonne volonté de certains pays producteurs de métaux… tel que la Chine et ses « terres rares » par exemple. Pour l’investisseur ayant un horizon de placement de long terme, les replis sur ce segment des matières premières seront des opportunités d’entrée ou des occasions pour se renforcer. En revanche, se pose la question du « socialement responsable », l’exploitation de ces métaux étant souvent très polluante et dangereuse pour la population et la nature avoisinante !

Point sur les métaux précieux :

Les métaux précieux ont généralement deux fonctions : des usages industriels (électronique, bijouterie, dentisterie…), et ce sont des supports d’épargne. Le conflit en Ukraine ne pose pas de problème particulier pour les approvisionnements à des fins industrielles, c’est donc surtout l’axe financier qui nous intéresse ici. À la différence de l’immobilier qui verse des loyers, des obligations qui détachent des coupons, ou des actions qui versent des dividendes, les métaux précieux ne peuvent compter que sur l’appréciation de leur prix pour améliorer la situation financière de leurs détenteurs. L’or en est évidemment le produit vedette, et il sert encore souvent de réserve de valeur dans les bilans des Banques centrales. Ce sujet est tout sauf anecdotique, les avoirs à l’étranger de la Banque centrale russe (BCR) ayant été gelés dans le cadre des sanctions par les pays occidentaux, soit 130 Mds $ d’or sur les 630 Mds $ d’actifs de la BCR. Sans surprise, l’or et les métaux précieux ont été recherchés durant cette phase de stress géopolitique et, à la moindre perception d’accalmie, leurs cours ont de nouveau reculé. Même si le lien est moins étroit que par le passé (cf. fin de la convertibilité du Dollar en or en 1971), la forte appréciation du Dollar a probablement atténué le rebond récent de l’or, car il y a historiquement une corrélation inverse entre l’or et le Dollar. Au-delà de ces fluctuations de court terme, les métaux précieux devraient rester recherchés durant les prochains mois, les investisseurs se tournant vers les actifs tangibles lorsque les taux d’intérêt réels sont en territoire négatif, ce qui est clairement le cas actuellement. 

Conséquences pour nos économies :

Après des décennies de globalisation économique, faut-il désormais envisager l’hypothèse de retomber dans des confrontations entre blocs internationaux, les matières premières étant un possible outil de chantage puissant entre pays ou zones concurrents ? L’interdépendance commerciale était jusqu’alors plutôt ressentie comme un atout, car vecteur de paix et d’enrichissement collectif, mais c’est désormais un possible axe de fragilité et de tension !

L’actuel choc de prix élevés des matières premières est doublement négatif : il intensifie l’inflation qui était déjà dopée par les désorganisations dues à la COVID, et il freine la croissance économique. L’ampleur du ralentissement économique et l’intensité de l’inflation dépendront notamment de la durée du conflit en Ukraine, mais les effets sur la psychologie des agents économiques pourraient être en revanche durables ! En approximation très grossière, une hausse de 10 $ des prix du pétrole enlève, à elle seule, -0,2% à la croissance mondiale et ajoute +0,4% à l’inflation. Fin 2021 le pétrole brent était à 77,46$ et, sur 3 mois, sa moyenne s’établit déjà à 99,53$… soit un impact de -0,4% sur la croissance et +0,8% d’inflation. Au vu de l’emballement de toutes les matières premières, et si le conflit devait durer, on ne peut exclure que le choc sur la croissance économique mondiale avoisine finalement les -1% et le double sur l’inflation !

Le pouvoir d’achat des ménages est directement affecté par les hausses de prix des matières premières, et, sauf à disposer d’une épargne de secours, leur consommation en dépend : les employés devront négocier des hausses de salaires, et ceux touchant des pensions ou des allocations devront faire pression pour obtenir des indexations sur l’inflation. Une spirale prix-salaires est donc susceptible de se mettre en place. Les marges bénéficiaires des entreprises devraient elles aussi en souffrir, notamment pour les secteurs d’activité les plus consommateurs de matières premières, et c’est alors leur capacité à investir qui est en jeu.

Heureusement, le tassement économique à venir s’applique à une croissance qui était attendue encore très forte en 2022… donc pas de récession à craindre a priori, mais un retour aux rythmes d’avant COVID bien plus rapide que prévu ! Les États chercheront à atténuer ces chocs sur la croissance, notamment par quelques assouplissements fiscaux, mais leurs situations budgétaires déjà très dégradées par la COVID en limitent la portée. Pour ce qui est des Banques centrales, c’est le pire des scénarios qui s’annonce, leur mission consistant à lutter contre l’inflation, mais tout durcissement de leur politique monétaire accentuera le ralentissement économique déjà à l’œuvre, sans pour autant contribuer évidemment à la production du moindre baril de pétrole, de la moindre tonne de nickel… puisqu’affectant la demande sans avoir de prise favorable sur l’offre ! L’Europe étant au centre du conflit, le défi sera particulièrement difficile pour la Banque centrale européenne (BCE).

Les allocations d’actifs dans ce contexte :

En début d’année, l’inquiétude des investisseurs portait surtout sur l’inflation et la nécessité de durcir les politiques monétaires. Comme nous l’avons vu précédemment, il est probable que l’inflation par les matières premières soit vouée à être durable et non pas simplement conjoncturelle. De plus, il faut ajouter un cycle économique ralentissant plus vite qu’anticipé jusqu’alors. Il convient d’être encore plus vigilant qu’à l’accoutumée aux allocations d’actifs.

Les rendements des obligations sont encore relativement faibles et, si l’inflation se renforce durablement, les taux d’intérêts réels (taux nominaux dont on retranche l’inflation) pourraient rester longtemps négatifs, les velléités de durcissement monétaire des Banques centrales étant vite freinées par l’ampleur de l’endettement général. Les investisseurs perdant du pouvoir d’achat à être investis sur la plupart des obligations, cette classe d’actifs servira avant tout à des fins tactiques, pour limiter la volatilité, mais pas pour la performance.

Les matières premières et les obligations indexées sur l’inflation devraient pour leur part être durablement représentées dans les allocations d’actifs pour se prémunir de l’inflation, même si leur envol récent justifie des prises de bénéfices.

Sur le long terme, l’hégémonie du Dollar pourrait être remise en cause par la mise en évidence de la vulnérabilité de nombreux pays détenant des Dollars (cf. sanctions occidentales vis-à-vis de la Banque centrale russe). Ce dernier point pourrait même induire une remontée plus forte du coût de la dette américaine si les investisseurs internationaux devenaient structurellement plus réticents à acheter du Dollar et à investir sur les obligations américaines.

Quelques thèmes émergent pour les allocations sur les actions :

  • Les secteurs énergivores (automobile, transport, chimie…) pourraient voir durablement leurs marges bénéficiaires affectées. Il est donc préférable de les sous-pondérer, d’autant qu’ils devront effectuer des investissements majeurs pour la transition énergétique.
  • Les secteurs en situation d’oligopole (luxe…) ou bien ceux dont la structure de coût repose plus sur la main d’œuvre que sur les matières premières (technologiques…) devraient mieux résister dans un contexte plus inflationniste et avec une croissance économique se normalisant.
  • La transition énergétique devrait accélérer, nécessitant de gros investissements dans les infrastructures.
  • La question de la Défense militaire, de la sécurité informatique, de la sécurisation des approvisionnements en matières premières… seront des priorités pour les États et les entreprises.
  • Les entreprises fonctionneront moins en flux tendus, acceptant donc plus volontiers les surcoûts liés au stockage de biens intermédiaires et d’entrants, et la diversification des chaînes d’approvisionnements sera un axe prioritaire.
  • Les fusions et acquisitions pourraient accélérer, car c’est souvent une façon rapide et efficace d’effectuer des économies sur sa structure de coût.
  • Les filtres du « socialement responsable » devront être révisés : les secteurs de la Défense ou bien l’exploitation des matières premières, bien qu’a priori non éthiques, ne sont-ils pas désormais identifiés comme étant en réalité des urgences vitales et, s’il faut exclure certains pays comme la Russie, qui et selon quels critères devra en décider ?

En guise de conclusion, nous voulions vous remémorer cette citation de Charlie Munger, le principal associé en affaires de l’exceptionnel investisseur qu’est Warren Buffett, et que tout épargnant devrait toujours garder en tête : « la bourse est le meilleur moyen de transférer de la valeur des impatients vers les patients ».

Matières … Premières !

Vincent Lequertier
Vincent Lequertier

Vincent Lequertier a 25 ans d’expérience en gestion d’actifs. Après une carrière à la banque d’Orsay, il est successivement directeur adjoint actions puis directeur actions. Spécialiste de la gestion allocataire, il devient en Août 2015, le responsable de la gestion allocataire chez WeSave.fr.

Category: ÉclaireurÉclaireur Avril 2022
18

18 comments

Join the discussion

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *